Après.
Comme si quelque chose en nous savait déjà que tout ne s’arrêterait pas à ce dessin.
On s’est regroupés autour d’une table de pique-nique avec la feuille étalée au milieu.
— Tu es sûr du coin ? a demandé Yves, un ancien gendarme à la retraite, en regardant le dessin.
— Sur la départementale, cinq kilomètres avant l’aire, j’ai vu une vieille ferme à l’abandon, ai-je répondu. Cabanon à gauche, arbres un peu partout. Ça ressemble beaucoup.
— On doit appeler qui ? a soufflé Karim. Les gendarmes ? La brigade de protection de l’enfance ?
Yves a froncé les sourcils.
— Si le type est vraiment un policier ou un gendarme, il est peut-être connu ici. On ne sait pas sur qui on tombe en appelant le premier numéro venu.
— On ne va pas jouer aux cow-boys non plus, hein, a grogné une des motardes, Claire.
Lina suivait la discussion du regard, crispée, agrippant ma manche.
Elle a soudainement tapé du doigt sur l’écriture : « IL A DIT QUE SI JE PARLE… »
Puis elle a montré sa gorge.
Puis le petit bonhomme avec le badge.
Elle tremblait de tout son corps.
Yves a pris une grande inspiration.
— Voilà ce qu’on va faire. On ne touche à rien là-bas. On ne fouille pas. On ne joue pas aux enquêteurs. On va simplement vérifier s’il y a bien un endroit de terre retournée derrière ce cabanon. Si c’est le cas, on appelle tout de suite le 17, on exige une équipe de gendarmerie d’une autre compagnie s’il le faut, et on reste sur place. D’accord ?
— Je vais aussi prévenir le 119 anonymement, a ajouté Claire. Ligne enfance en danger. Quoi qu’il arrive, il faut qu’ils sachent.
On s’est tous regardés.
On n’était pas des héros de film. Juste des types qui, parfois, remettent une moto debout dans un fossé ou collectent des jouets.
Mais cette fois, il était évident que c’était tombé sur nous.
— Lina vient avec nous, ai-je dit.
Pierre a fait une moue.
— C’est dangereux.
Lina s’est précipitée vers moi, a serré ma jambe avec une force désespérée, a secoué la tête de gauche à droite, comme pour dire : « Pas question de me laisser ici. »
— Personne ne la forcera à rester, a tranché Claire.
Elle s’est tournée vers Lina.
— Tu veux venir avec Marc ?
La petite a hoché la tête immédiatement.
— Alors elle vient, a conclu Pierre. Mais elle reste collée à toi, Marc. Compris ?
J’ai senti le poids de ses yeux, de leurs yeux à tous, se poser sur mes épaules.
À ma grande surprise, ça ne m’a pas écrasé. Ça m’a tenu debout.
On a pris la petite route qui quittait l’autoroute.
Pour ne pas l’effrayer, Lina ne montait pas directement sur ma moto. Claire l’avait installée à l’arrière de sa voiture, sanglée dans un siège enfant trouvé en urgence dans le coffre (Claire est grand-mère, elle a toujours ce genre de choses).
Moi, j’ouvrais la marche avec ma vieille machine, suivi des autres motos, puis de la voiture.
Cinq kilomètres plus loin, on est arrivés devant la ferme.
En vrai, elle était encore plus triste que sur le dessin : tuiles cassées, volets pendants, façade lézardée, jardin envahi de ronces.
Sur la gauche, un cabanon en tôle, bancal.
Lina, derrière la vitre de la voiture, a collé sa petite main contre la vitre.
Elle a hoché la tête. C’était bien là.
On a arrêté les motos un peu en retrait, pour ne pas faire trop de bruit. On a avancé à pied, lentement, en faisant signe à Lina de rester entre Pierre et Claire.
Derrière le cabanon, la terre était différente.
Une bande de sol plus claire, retournée récemment. Un petit monticule grossier.
J’ai entendu Pierre souffler :
— Mon Dieu…
Lina s’est mise à pleurer sans son, des larmes qui coulaient sans qu’on entende rien. Elle pointait la butte de terre du doigt, avec une sorte de rage impuissante.
Yves a levé les mains.
— On ne touche pas. On ne marche pas dessus. On appelle.
Il a sorti son téléphone.
C’est là qu’on a entendu le bruit.
Un moteur de voiture, au loin, qui se rapprochait.
Lina s’est figée. Tout son corps s’est crispé.
Elle a lâché la main de Claire et s’est agrippée à ma veste, les ongles plantés dans le cuir.
La voiture est entrée dans le chemin de terre. Une berline grise, banale, mais avec une antenne sur le toit et une petite lumière bleue cachée sur le tableau de bord.
La voiture d’un policier en civil.
Lina a levé le doigt, a pointé la voiture, puis le petit bonhomme au badge sur le dessin qu’elle tenait encore serré contre elle.
— Tout le monde derrière le cabanon, a murmuré Yves.
— Et Lina ? ai-je chuchoté.
Elle avait déjà commencé à avancer, à découvert, vers la façade de la maison.
— Lina ! chuchotai-je. Reviens !
Elle m’a jeté un regard. Un seul.
Et j’ai compris ce qu’elle voulait faire.
Elle allait l’attirer.
L’homme est sorti de la voiture en ajustant sa veste.
Une quarantaine d’années, cheveux courts, barbe rasée de près. À première vue, un policier tout à fait ordinaire, de ceux qu’on croise à la sortie des écoles ou qui régulent la circulation.
Quand il a vu Lina, il a esquissé un sourire rassurant.
— Ah, tu es là, toi. On te cherche partout, a-t-il dit d’une voix douce, en s’avançant.
Il s’est penché légèrement.
— Tu sais bien que tu ne dois pas t’éloigner comme ça. Ton assistant familial est mort d’inquiétude, a-t-il ajouté.
Assistant familial.
Ce mot, en France, remplace souvent « famille d’accueil ».
Contrairement à ce qu’il disait, aucun air inquiet ne passait dans ses yeux. Plutôt une irritation froide.
Lina reculait, centimètre par centimètre, vers le cabanon. Vers nous.
— Allez, viens, on rentre à la maison. Tu sais ce qu’on a dit : si tu continues à faire des bêtises, il faudra que tu le regrettes, a-t-il ajouté, toujours avec ce ton doux qui donnait la chair de poule.
Quand il est arrivé à hauteur du cabanon, il a vu la butte de terre.
Il s’est arrêté net.
Le masque est tombé.
Son visage s’est vidé de toute expression, puis une colère brute est montée.
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