La fillette muette de l’aire d’autoroute et le dessin froissé qui a changé la vie d’un motard

Une assistante sociale avait fait la grimace : « Une fillette traumatisée confiée à des motards ? »
Claire avait répondu très calmement :

— Des motards, oui. Mais aussi un infirmier, une institutrice à la retraite, une petite maison avec un jardin et un chien qui adore les enfants. Et surtout, des gens qui ont déjà prouvé qu’ils ne détournaient pas le regard.

Lina avait elle-même, avec ses gestes et ses regards, fait comprendre qu’elle voulait rester « avec eux ».
Au final, le juge avait accepté.

Moi, je venais témoigner ce jour-là, avec d’autres Loups Solidaires.
On n’était plus quinze : ce jour-là, trente motos avaient fait le trajet pour la soutenir.

L’ex-assistant familial, ex-policier, ex-tout, a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
L’enquête avait montré que Sarah n’était malheureusement pas la première. Deux autres enfants, placés chez lui plusieurs années plus tôt, avaient disparu dans des circonstances floues.
Sur ses terrains, on avait retrouvé d’autres traces.

Je ne donnerai pas de détails.
Il y a des choses qu’on n’a pas besoin de lire. Suffit de savoir qu’elles existent pour avoir mal.


Lina a aujourd’hui dix ans.

Elle parle toujours peu avec sa bouche, mais beaucoup avec ses mains et avec ses crayons.
Elle a appris la langue des signes en un temps record.
Claire dit que, le soir, elle raconte ses journées comme n’importe quel enfant, mais avec des gestes aussi vifs que des éclairs.

Elle dessine énormément.
Plus de cabanons sombres, ni de terre retournée.
Maintenant, ce sont des motos, des chiens, des goûters dans la cuisine de Claire, Pierre qui bricole dans le garage, des gendarmes qui sourient, des juges qui écoutent, des maîtresses d’école patientes.

Elle vient souvent avec nous lors des balades caritatives.
On lui a trouvé un petit casque blanc avec des autocollants de fleurs.
Elle monte parfois derrière moi, parfois derrière Pierre, accrochée comme un petit koala.

Les gens, sur le bord des routes, voient passer la colonne de motos.
Au milieu, ils remarquent souvent ce petit casque blanc qui tourne de droite à gauche, curieux de tout.

Sur son petit gilet fluo à elle, il y a un patch que Claire a fait broder :
« Loups Solidaires – Petite sœur ».

Un jour, Lina a apporté un dessin à Pierre.

On y voyait une aire d’autoroute, des motos garées, une petite fille en robe rose au milieu.
En face d’elle, un gros monsieur barbu avec un gilet fluo.
Au-dessus, trois mots : « Merci d’avoir vu ».

— C’est toi, m’a expliqué Claire en riant, les yeux humides.
— Je m’en doutais, ai-je répondu, incapable de parler pendant quelques secondes.

Ce dessin est dans mon salon maintenant, encadré, à côté d’une vieille photo de moi quand j’étais pompier et d’un portrait de ma femme aujourd’hui disparue.

Ce sont les trois choses que je regarde le plus souvent.


On passe encore régulièrement par cette fameuse aire d’autoroute.

Pas par obligation. Par choix.

On s’y arrête, on boit un café de machine, on ramasse les papiers qui traînent, on nettoie un peu les tables, on discute avec les familles qui s’arrêtent là, on sourit aux enfants.

On ne raconte pas forcément l’histoire.
Mais on est là.
On regarde.
On écoute.

Parfois, je revois Lina, minuscule, s’avançant vers moi avec sa feuille froissée.
Je me revois, moi, en train de penser que j’avais « mieux à faire » : la route à finir, les copains à rejoindre, un planning à respecter.

En réalité, j’étais exactement là où je devais être.
Et nous aussi.

Parce que la vraie fraternité, ce n’est pas seulement rouler ensemble le dimanche ou partager un barbecue.
C’est aussi être prêt à s’arrêter, à perdre du temps, à écouter un enfant qui n’a plus de voix.

Lina m’a écrit (avec ses gestes) qu’elle voulait un jour « dessiner pour la justice ».
Elle a vu à la télé le métier de portraitiste de police, de dessinatrice judiciaire.
Ça l’a fascinée.

— Comme ça, a traduit Claire, je pourrai donner un visage à ceux qu’on n’écoute pas.

Elle a encore un long chemin à parcourir.
Elle fait des cauchemars, parfois.
Elle dessine sa sœur avec des ailes, souvent.

Sur un des derniers dessins qu’elle m’a donnés, on voyait une ronde de motos autour de deux petites silhouettes.
L’une avait des ailes.
L’autre tenait un crayon.

En bas, avec son écriture encore maladroite, elle avait noté :

« Merci d’avoir cru ce que je ne pouvais pas dire. »


Je suis vieux, maintenant. Mes genoux me rappellent l’hiver, mon dos craque quand je descends de la moto.
Je sais que je ne roulerai pas éternellement avec les Loups Solidaires.

Mais chaque fois que j’entends le grondement de nos moteurs, chaque fois que Lina éclate de rire silencieusement derrière son casque quand Pierre fait semblant de rater une marche, je me dis que ce bruit-là, ce n’est pas seulement du métal.

C’est le son de quelque chose qui tient debout dans ce monde qui vacille.

La justice, parfois, sonne comme un marteau sur un bureau de tribunal.
Mais d’autres fois, elle ressemble à une file de motos sur une départementale, un petit casque blanc au milieu, et un vieux motard qui sait qu’il a eu, un jour, la chance de regarder vraiment un dessin.

Et l’amour ?

L’amour, c’est peut-être le rire silencieux d’une fillette qui ne peut pas parler, mais qui, en serrant vos épaules sur la selle arrière, vous dit sans un mot :

« Je suis encore là.

Tu m’as vue.

Et tu ne me laisseras plus jamais tomber. »

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