J’ai retrouvé la lettre au Père Noël de Léa au fond de la poubelle, déchiquetée. En recollant les morceaux, mon sang s’est glacé : ce n’était pas une liste de jouets, c’était un avertissement.
C’était cinq jours avant Noël, et Paris n’avait rien de la Ville Lumière des cartes postales. Dehors, un ciel bas et gris déversait une pluie glaciale sur les trottoirs boueux. À l’intérieur, c’était le chaos.
En tant que papa solo, la période des fêtes ne ressemblait pas à un téléfilm magique, mais plutôt à une course contre la montre et les factures.
Léa, ma fille de sept ans, était à l’école. J’en profitais pour ranger sa chambre, un véritable champ de bataille de chaussettes et de feutres. En me penchant pour vider sa corbeille à papier, je l’ai renversée par maladresse. Le contenu s’est étalé sur le vieux parquet.
Au milieu des emballages de bonbons et des brouillons de devoirs, une tache rouge a attiré mon regard. Une enveloppe.
Je l’ai reconnue tout de suite. C’était la lettre au Père Noël que Léa avait écrite la veille avec tant de sérieux. Mais elle n’était pas sur le rebord de la fenêtre, là où elle aurait dû être. Elle était déchirée. Réduite en confettis et cachée tout au fond de la poubelle, comme pour effacer une preuve.
Un frisson m’a parcouru l’échine. Pourquoi avait-elle fait ça ? Avait-elle cessé de croire à la magie ? Ou l’avais-je déçue ? La veille, en regardant les nouvelles sur l’inflation, j’avais murmuré que le Père Noël devrait se serrer la ceinture cette année. M’avait-elle entendu ?
Le cœur serré, poussé par une curiosité mêlée d’inquiétude, j’ai ramassé les morceaux. Je me suis assis en tailleur sur le tapis, un rouleau de scotch à la main, et j’ai commencé à reconstituer le puzzle.
Les premiers mots que j’ai pu déchiffrer m’ont coupé le souffle. « Cher Père Noël… s’il te plaît, ne viens pas… »
J’ai continué à scotcher, les mains tremblantes. « …il est méchant… » « …il crie tout le temps. »
Le sang a afflué à mes tempes. Qui était méchant ? Qui criait ? Un instituteur ? Un camarade ? Ou parlait-elle de moi ? Avais-je été trop sévère ces derniers temps à cause du stress ?
Puis, j’ai trouvé le fragment suivant : « L’homme d’en bas. »
Immédiatement, un visage s’est imposé à mon esprit : Monsieur Girard.
Monsieur Girard habitait l’appartement du dessous. C’était l’incarnation du voisin parisien acariâtre. Un vieil homme solitaire qui semblait passer ses journées à guetter le moindre bruit. Dès que Léa riait un peu trop fort ou faisait rouler une bille sur le parquet, on entendait les coups de balai furieux contre son plafond. La semaine dernière, il m’avait interpellé dans le hall pour se plaindre que nous marchions trop lourdement.
La colère est montée en moi. Une colère sourde, protectrice. Ce vieux grincheux avait-il fait peur à ma fille au point qu’elle ne veuille plus fêter Noël ? L’avait-il menacée dans l’escalier ?
« Il a jeté le chien… », ai-je lu sur le morceau suivant.
C’en était trop. Je me suis levé d’un bond. J’allais descendre. J’allais frapper à sa porte et lui dire ses quatre vérités. On s’en fout du bon voisinage, on s’en fout de la politesse. Personne ne terrorise mon enfant.
J’ai attrapé le dernier bout de papier resté collé au fond de la poubelle. C’était le verso de la lettre, griffonné d’un dessin. Je l’ai lissé et collé à sa place pour finir la phrase.
En lisant le texte complet, je me suis figé. La colère s’est évaporée instantanément, laissant place à un vide immense et douloureux.
La lettre ne disait pas ce que je croyais.
« Cher Père Noël, S’il te plaît, ne viens pas chez moi cette année. J’ai vu que Papa m’a déjà acheté la poupée (il l’a cachée dans l’armoire). Je n’ai besoin de rien d’autre. S’il te plaît, prends mon cadeau et apporte-le à l’homme d’en bas, Monsieur Girard. Il a l’air très méchant et il crie tout le temps, mais Papa a dit un jour : “Les gens ne crient que quand ils ont mal quelque part.” Hier, j’ai vu par la fenêtre qu’il a mis son vieux chien dans la grande poubelle de la cour. Le chien ne bougeait plus. Monsieur Girard pleurait tellement fort qu’on aurait dit qu’il criait. Il n’a plus personne maintenant. Il est tout seul. S’il te plaît, va le voir pour qu’il soit moins triste. Peut-être qu’il arrêtera de crier. Léa. »
Je me suis laissé retomber sur la petite chaise d’enfant. Les larmes sont montées sans prévenir.
Moi, l’adulte, je n’avais vu en Monsieur Girard qu’une nuisance. Un vieux râleur. Une source de stress supplémentaire.
Mais ma fille de sept ans avait vu plus loin. Elle n’avait pas entendu du bruit, elle avait entendu de la détresse. Pendant que je pestais contre ses coups de balai, il pleurait son unique compagnon, un vieux bâtard arthritique qui le suivait partout depuis des années.
La « nuisance sonore » qui m’avait énervé hier était en fait les sanglots d’un homme brisé. Et Léa avait déchiré sa lettre parce qu’elle pensait qu’on ne pouvait pas demander deux choses au Père Noël, alors elle avait sacrifié son vœu pour lui.
J’ai eu honte. Une honte profonde de ma propre cécité.
Quand Léa est rentrée de l’école, je n’ai rien dit sur la lettre. Mais à la tombée de la nuit, je lui ai pris la main. « On a une mission spéciale », lui ai-je dit.
Je n’avais pas emballé la poupée. À la place, nous avions préparé un panier. Une bonne bouteille de Bordeaux que je gardais pour une occasion spéciale, des sablés de Noël que nous avions faits ensemble, et – idée de Léa – une photo encadrée de son chien, que j’avais prise un jour dans la cour de l’immeuble.
Nous sommes descendus sur la pointe des pieds. La cage d’escalier sentait la cire et le froid. Devant la porte de Monsieur Girard, c’était sombre. Pas de couronne, pas de lumière. Juste le silence.
Nous avons posé le panier sur le paillasson. Léa y a glissé une carte. Dessus, elle avait écrit : « De la part du Père Noël (et des voisins du dessus). »
« Sonne ! » ai-je chuchoté.
Léa a appuyé sur le bouton. Nous avons détalé comme des voleurs pour remonter au premier étage et observer à travers la rampe de l’escalier.
En bas, la porte s’est ouverte. Un rai de lumière jaune a éclairé le couloir sombre. Monsieur Girard est apparu, voûté, vêtu d’un vieux gilet en laine. Son visage était gris, ses yeux cernés.
Il s’est figé en voyant le panier.
Il est resté immobile un long moment. Puis, avec une lenteur douloureuse, il s’est baissé pour ramasser le cadre. Il a lu la carte. J’ai vu ses épaules commencer à trembler. Il a pressé la photo contre son cœur et a levé les yeux vers l’escalier, vers l’ombre où nous étions cachés. Il ne nous voyait pas, mais il a levé doucement la main.
Pour la première fois, je n’ai pas vu un visage fermé. J’ai vu un sourire. Un sourire tremblant, inondé de larmes, mais un vrai sourire.
Nous sommes rentrés chez nous en silence. « Tu crois qu’il est content ? » a demandé Léa. « Oui », ai-je répondu en la serrant fort contre moi. « Je crois que c’est le plus beau Noël qu’il ait jamais eu. »
Ce soir-là, j’ai compris que le froid à Paris ne vient pas seulement de l’hiver. Il vient de notre indifférence. Nous construisons des murs pour nous protéger, mais nous oublions de laisser une porte ouverte. Il faut parfois les yeux d’un enfant pour nous rappeler que derrière les cris les plus forts se cachent souvent les appels au secours les plus désespérés.
Le lendemain matin, dans l’escalier, Monsieur Girard nous a salués d’un “Bonjour” timide mais chaleureux. Et cette lueur dans les yeux de ma fille valait tous les cadeaux du monde.
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