On dit souvent que les miracles de Noël ne durent que le temps d’une nuit. Qu’au matin du 26 décembre, la magie s’évapore avec les vapeurs de champagne, laissant place à la grisaille du quotidien, aux papiers cadeaux froissés et, dans mon cas, au retour brutal de la réalité financière d’un père célibataire à Paris.
Pourtant, cette année-là, quelque chose avait changé dans l’air vicié de notre cage d’escalier.
Les jours qui ont suivi notre « opération commando » devant la porte de Monsieur Girard ont été étranges. Un silence nouveau régnait dans l’immeuble. Pas ce silence lourd et menaçant d’avant, celui où l’on retient son souffle en attendant le prochain coup de balai contre le plafond. Non, c’était un silence apaisé. Presque respectueux.
Léa, elle, vivait sur un petit nuage. Pour elle, l’équation était simple : elle avait fait une bonne action, et l’univers avait retrouvé son équilibre. Pour moi, c’était plus compliqué. J’avais encore du mal à associer l’image du vieil homme tremblant qui avait serré la photo de son chien contre son cœur avec celle du tyran domestique qui nous avait pourri la vie pendant des mois.
Trois jours après Noël, alors que nous rentrions des courses sous une pluie battante — ce crachin parisien qui vous trempe jusqu’aux os et vous sape le moral —, nous avons croisé Monsieur Girard dans le hall.
Il relevait son courrier. D’habitude, il aurait grommelé et tourné les talons. Là, il s’est figé. Il portait le même gilet en laine fatigué, mais il s’était rasé.
— Bonjour, Monsieur, a-t-il dit.
Sa voix était rouillée, comme une serrure qu’on n’a pas utilisée depuis trop longtemps. Il a baissé les yeux vers Léa, qui secouait son parapluie rose.
— Bonjour, mademoiselle Léa.
J’ai senti ma fille se grandir de trois centimètres.
— Bonjour Monsieur Girard ! Vous n’avez pas froid ? Papa dit qu’il fait un temps à ne pas mettre un chien deho…
Elle s’est arrêtée net, plaquant sa main sur sa bouche, les yeux écarquillés d’horreur. J’ai senti mon estomac se nouer. La gaffe. Monumentale. Un silence pesant s’est installé. J’allais bafouiller une excuse, n’importe laquelle, quand j’ai vu les épaules de Monsieur Girard se soulever.
Il riait.
C’était un rire sec, bref, ressemblant à une toux, mais c’était un rire.
— Ton papa a raison, petite. C’est un temps de cochon. Gustave… mon chien… il détestait la pluie. Il fallait le porter pour qu’il accepte de sortir.
Il a marqué une pause, et son regard s’est perdu dans le vide, avant de revenir vers nous, plus doux.
— Je… je voulais vous remercier. Pour le cadre. Et les gâteaux. Ils étaient… ils avaient le goût de ceux que ma femme faisait, il y a très longtemps.
Il a tripoté le bord de sa boîte aux lettres, visiblement mal à l’aise, luttant contre des années de réclusion sociale.
— Si… si vous n’êtes pas pressés, un de ces jours… j’ai du thé. Et peut-être du chocolat chaud.
C’est ainsi que le 30 décembre, veille du réveillon, nous nous sommes retrouvés à franchir la porte interdite. L’appartement du rez-de-chaussée.
L’intérieur était un choc temporel. On se serait cru dans un musée des années 70, figé dans l’ambre. Tout était vieux, mais d’une propreté méticuleuse. Des napperons en dentelle, une horloge comtoise qui égrenait les secondes avec une lenteur solennelle, et une odeur… une odeur de cire, de vieux papier et de solitude.
Mais ce qui frappait le plus, c’était le silence. Pas un bruit de rue, pas de musique. Je comprenais mieux pourquoi nos pas au-dessus résonnaient comme des coups de tonnerre pour lui.
Monsieur Girard nous a installés dans le salon. Il servait le thé dans de la porcelaine ébréchée avec des gestes tremblants mais appliqués. Léa, intimidée, restait assise sagement sur le bord du canapé en velours côtelé, ses jambes ne touchant pas le sol.
— C’est ici que Gustave dormait, a dit Monsieur Girard en montrant un vieux tapis persan élimé près du radiateur.
Il s’est assis dans son fauteuil, et pour la première fois, il a parlé. Vraiment parlé. Il nous a raconté que Gustave n’était pas juste un chien. C’était le dernier lien avec sa femme, décédée six ans plus tôt. C’était sa raison de se lever le matin, sa seule conversation de la journée.
— Quand il a commencé à être malade, le mois dernier… ses articulations le faisaient souffrir, a-t-il expliqué en fixant sa tasse. Le moindre bruit le faisait sursauter de douleur. Alors je suis devenu… méchant. Je voulais protéger son sommeil. Je pensais que si je faisais taire le monde entier, il aurait moins mal.
Il a levé les yeux vers moi, et j’y ai lu une détresse infinie.
— Je ne vous détestais pas, Monsieur. Je détestais mon impuissance.
J’ai posé ma tasse. La honte que j’avais ressentie en lisant la lettre de Léa est revenue, plus cuisante encore. J’avais jugé un homme qui se noyait, simplement parce qu’il m’éclaboussait un peu.
— On ne savait pas, ai-je murmuré. Je suis désolé pour Gustave.
Léa a glissé de sa chaise. Elle s’est approchée du vieil homme et a posé sa petite main sur le genou ossu, recouvert du pantalon de velours.
— C’est pour ça que j’ai dit au Père Noël de venir vous voir, a-t-elle dit doucement. Parce que quand on est triste, il ne faut pas rester tout seul. Papa dit que la tristesse, c’est comme les valises lourdes. C’est moins lourd quand on porte à deux.
Monsieur Girard a posé sa main ridée sur celle de ma fille. J’ai vu sa pomme d’Adam bouger difficilement.
— Ton papa est un homme sage, Léa.
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