Le silence dans l’habitacle, sur le chemin du retour, avait changé de texture. Ce n’était plus ce silence lourd et craintif du matin, chargé d’incertitudes. C’était un silence habité, presque religieux, où flottait l’odeur chimique et neuve du caoutchouc et du coton fraîchement déballés.
À l’arrière, Théo tenait toujours la boîte de chaussures sur ses genoux. Il ne l’avait pas lâchée une seule seconde depuis la caisse, ses doigts crispés sur le carton comme si on risquait, à la faveur d’un feu rouge ou d’un stop, de la lui arracher.
Jules, lui, s’était endormi, la tête ballottée contre la vitre, une casquette bleu marine vissée de travers sur sa tête, l’étiquette pendant encore sur son oreille.
En les regardant dans le rétroviseur, j’ai senti cette bouffée familière, ce mélange d’affection soudaine et de vertige face à l’immensité de la tâche. Acheter des baskets, c’est la partie facile. C’est le pansement visible sur une plaie béante. Le vrai travail, celui qui use et qui répare, commençait maintenant.
Lorsque nous sommes arrivés à la maison, le contraste avec leur arrivée la veille était saisissant. La lumière du jour, crue, révélait ce que la pénombre avait adouci : la maigreur de leurs visages, la pâleur de leur teint sous la crasse désormais lavée, et cette vigilance constante dans le regard de l’aîné.
— On rentre ? ai-je proposé en coupant le contact.
Théo a secoué doucement son frère. Pas de brusquerie, juste une main posée sur l’épaule.
— Juju, on est arrivés. Réveille-toi.
Jules a papillonné des yeux, désorienté une fraction de seconde, avant de repérer ma silhouette et de se détendre. C’est terrifiant de voir à quelle vitesse ces enfants cartographient leur environnement pour y repérer les menaces. En une demi-journée, j’étais passé du statut d’inconnu à celui de « source de sécurité provisoire ».
Une fois à l’intérieur, la dynamique a subtilement changé. Le magasin était un terrain neutre, une parenthèse enchantée. La maison, c’était le retour au réel, aux règles implicites qu’ils tentaient désespérément de deviner pour ne pas être rejetés.
J’ai proposé de ranger leurs nouvelles affaires. Théo a insisté pour le faire lui-même. Je l’ai observé depuis le pas de la porte de leur chambre. Il ne se contentait pas de ranger ; il organisait, il stockait. Il a plié les t-shirts avec une précision militaire, aligné les pantalons.
Mais ce sont les baskets qui ont retenu toute son attention. Il les a sorties de la boîte, les a posées au pied du lit, parfaitement parallèles, puis s’est ravisé. Il les a remises dans la boîte, qu’il a glissée sous le lit, tout au fond, derrière son sac à dos élimé.
— Tu peux les laisser sorties, tu sais, lui dis-je doucement. Personne ne va les prendre.
Il a sursauté, comme pris en faute.
— Je sais, a-t-il répondu trop vite. C’est juste pour pas qu’elles prennent la poussière.
Je n’ai pas insisté. Je connais ce réflexe. Cacher ce qu’on a de précieux pour ne pas attirer l’attention, pour ne pas susciter la convoitise ou la colère. Dans son monde, posséder quelque chose de beau était dangereux.
L’heure du déjeuner approchait. J’ai décidé de les impliquer, une façon simple de créer du lien sans forcer la conversation.
— Qui veut m’aider à préparer des sandwichs ?
Jules a levé la main avec enthousiasme, mais il a jeté un coup d’œil à son frère pour validation. Théo a hoché la tête, imperceptiblement. Ce gamin de douze ans donnait les permissions comme un père de famille.
Dans la cuisine, l’ambiance était studieuse. J’ai sorti du pain, du jambon, du fromage, des tomates. Jules, debout sur une chaise pour atteindre le plan de travail, était fasciné par la quantité de nourriture.
— On peut mettre deux tranches de fromage ? a-t-il demandé, les yeux ronds.
— Tu peux en mettre trois si tu veux, ai-je répondu en souriant.
Il a ri, un petit rire clair qui a semblé surprendre son frère. Théo, lui, restait en retrait, adossé au frigo, les bras croisés. Il surveillait. Il ne surveillait pas la nourriture, il surveillait Jules. Il guettait la bêtise, le geste de trop qui pourrait m’agacer.
Et c’est arrivé.
Dans son excitation, en voulant attraper le pot de mayonnaise, le coude de Jules a heurté un verre d’eau posé sur le bord. Le bruit du verre se brisant sur le carrelage a claqué comme un coup de feu dans la cuisine.
Le temps s’est figé.
Jules s’est pétrifié, les mains en l’air, le visage décomposé par la terreur pure. Il ne respirait plus. Mais c’est la réaction de Théo qui m’a brisé le cœur. En une fraction de seconde, il a bondi du frigo pour se placer entre moi et son frère. Il a attrapé Jules par le bras, le tirant en arrière, et s’est baissé précipitamment pour ramasser les morceaux de verre à mains nues.
— Pardon, pardon, c’est ma faute ! a-t-il crié, la voix tremblante. Je l’ai pas surveillé, je suis désolé. On va payer, je promets, on va tout nettoyer. S’il vous plaît, ne criez pas.
Il ramassait les éclats frénétiquement, sans se soucier des arêtes tranchantes.
— Théo ! Stop !
J’ai dû élever la voix pour couvrir sa panique, mais cela l’a fait se recroqueviller, attendant le coup. J’ai immédiatement adouci mon ton, me mettant à genoux à son niveau, ignorant le verre éparpillé.
— Théo, regarde-moi. Théo.
Il a levé des yeux remplis de larmes retenues, le souffle court.
— Laisse le verre, ai-je dit calmement. Ce n’est qu’un verre. Ça coûte un euro. On s’en fiche.
J’ai pris doucement ses mains pour vérifier qu’il ne s’était pas coupé. Par miracle, il n’avait rien, juste de la poussière de verre sur les paumes.
— Personne ne va crier, ai-je continué en ancrant mon regard dans le sien. Personne ne va être puni. Les accidents, ça arrive. C’est normal.
Il me regardait comme si je parlais une langue étrangère. Le concept d’un accident sans conséquence punitive semblait n’avoir aucune place dans sa base de données émotionnelle. Jules, derrière lui, commençait à pleurer silencieusement.
— Va voir ton frère, ai-je murmuré à Théo. Rassure-le. Je m’occupe du verre.
Il a hésité, tiraillé entre son instinct de nettoyer la « preuve » du crime et l’ordre que je venais de donner. Finalement, il a reculé vers Jules et l’a serré dans ses bras, chuchotant des mots que je n’ai pas entendus, mais dont la tendresse contrastait avec la tension de son corps.
Pendant que je passais le balai, je sentais leurs regards peser sur mon dos. Ils attendaient le revirement, le moment où ma patience craquerait, où je leur présenterais la facture de leur existence. Mais j’ai simplement jeté les débris, sorti un autre verre – en plastique cette fois, pour apaiser leur anxiété, pas par manque de confiance – et nous avons repris la préparation du repas.
Le déjeuner fut calme. Théo a mangé lentement, sans quitter son assiette des yeux. Il digérait plus que de la nourriture ; il digérait l’incident. Il essayait de comprendre les nouvelles règles de ce jeu.
L’après-midi s’est étiré, cotonneux. La fatigue émotionnelle de la matinée, couplée au repas copieux, a eu raison d’eux. Jules s’est endormi sur le canapé devant un dessin animé. Théo, lui, refusait de céder au sommeil. Il luttait, les paupières lourdes, assis dans un fauteuil, montant la garde.
Je me suis assis à l’autre bout de la pièce avec un livre, feignant de lire pour lui offrir une présence sans pression.
— Tu sais, Théo, ai-je dit sans lever les yeux de ma page. Tu as le droit de te reposer. Je suis là. Je surveille la maison. Je surveille Jules.
Il n’a pas répondu tout de suite. J’entendais le tic-tac de l’horloge et la respiration régulière de son petit frère.
— Vous ne savez pas comment il est, a-t-il fini par lâcher, la voix rauque. Il fait des cauchemars. Il crie. S’il crie, ça énerve les gens.
— S’il crie, je viendrai le rassurer. Ça ne m’énervera pas.
Théo a reniflé, un son méprisant et désespéré à la fois.
— Tout le monde dit ça au début. Après, ils en ont marre. On est… fatigants.
Ce mot, « fatigants », prononcé par un enfant de douze ans pour se décrire lui et son frère, m’a fait l’effet d’une gifle. Il ne se voyait pas comme un enfant, mais comme un fardeau, un problème logistique à gérer jusqu’à épuisement du stock de patience de l’adulte en face.
— Peut-être, ai-je admis en posant mon livre. C’est vrai que s’occuper d’enfants, ça demande de l’énergie. Mais c’est mon travail, et c’est aussi mon choix. Je ne suis pas obligé d’être là, Théo. Je le veux. Et j’ai beaucoup de patience. Vraiment beaucoup.
Il m’a observé longuement, cherchant la faille, le mensonge. Puis, vaincu par l’épuisement, il a fini par fermer les yeux. Dix minutes plus tard, il dormait, la bouche entrouverte, son visage retrouvant enfin des traits enfantins, débarrassés du masque de l’adulte qu’il s’obligeait à porter.
La soirée est arrivée doucement. Après le dîner et une douche chaude – un autre luxe qu’ils semblaient redécouvrir avec émerveillement – vint le moment redouté du coucher.
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