La nuit où deux frères ont enfin compris qu’ils avaient le droit d’être aimés

La chambre était plongée dans une pénombre bleutée. Jules était déjà sous la couette, serrant contre lui une peluche que j’avais trouvée dans le placard. Théo était assis au bord de son lit. Il portait son pyjama neuf, encore marqué par les plis de l’emballage.

Je suis venu border Jules.

— Bonne nuit, bonhomme. Dors bien.

— Bonne nuit, a-t-il murmuré.

Je me suis tourné vers Théo. Il avait glissé sa main sous son oreiller. Je savais ce qu’il y avait là-dessous. Les biscuits de la veille, probablement complétés par un morceau de pain du dîner. Je n’ai rien dit. S’il avait besoin de ce garde-manger secret pour fermer l’œil, qui étais-je pour le lui enlever ? La faim laisse des traces que la satiété d’un jour ne peut effacer.

— J’ai laissé la petite lumière du couloir allumée, ai-je indiqué. Et ma porte est juste en face. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’importe quoi, vous venez. D’accord ?

Théo a hoché la tête, mais il ne s’est pas couché. Il fixait ses nouvelles baskets, dont la boîte dépassait légèrement de sous le lit.

— Pourquoi vous avez fait ça ? a-t-il demandé soudainement, sans me regarder.

— Fait quoi ?

— Les chaussures. Le magasin. Tout ça. On part dans trois jours, ou peut-être une semaine. Ça sert à rien de dépenser de l’argent pour nous.

Sa logique était implacable, froide, économique. Celle d’un enfant qui a trop souvent entendu qu’il coûtait trop cher.

Je me suis assis sur le bord de son lit, gardant une distance respectueuse.

— Théo, écoute-moi bien. Que tu restes ici trois jours, trois semaines ou trois ans, ça ne change rien. Tu es un enfant. Tu as le droit d’avoir des chaussures qui ne te font pas mal aux pieds. Tu as le droit de te sentir bien à l’école. Ce n’est pas un investissement. C’est juste… normal. C’est ce que tu mérites.

Il a trituré le bas de son pyjama.

— On n’a jamais rien eu de neuf, a-t-il avoué, la voix à peine audible. D’habitude, c’est les trucs des autres. Les trucs dont les gens ne veulent plus.

— Eh bien, à partir de maintenant, tu as quelque chose à toi. Personne ne l’a porté avant toi. C’est ton histoire qui commence avec ces chaussures, pas la fin de l’histoire de quelqu’un d’autre.

Il a levé les yeux vers moi. Il n’y avait plus de larmes, juste une interrogation intense. Il essayait de croire. Je voyais les rouages tourner, la méfiance séculaire se heurter à la preuve tangible des baskets sous le lit.

— Allez, essaie de dormir, ai-je conclu en me levant. Demain est un autre jour.

Je suis sorti, laissant la porte entrouverte comme promis.

Je ne suis pas allé me coucher tout de suite. Je suis resté dans le salon, dans le silence de la maison endormie, à écouter les bruits familiers : le frigo qui ronronne, le parquet qui craque. Je repensais à la scène du verre cassé. À la terreur de Jules. Au bouclier humain qu’était devenu Théo.

Vers deux heures du matin, un bruit m’a tiré de ma somnolence. Un pas léger, feutré.

Je suis resté immobile dans mon fauteuil, retenant mon souffle. Une ombre est passée dans le couloir. C’était Théo. Il ne venait pas vers ma chambre. Il se dirigeait vers l’entrée.

J’ai attendu, le cœur battant, prêt à intervenir s’il tentait de fuguer – une réaction classique, la fuite avant le rejet perçu. Mais la porte d’entrée ne s’est pas ouverte.

Je me suis levé doucement et je me suis approché du couloir. Théo était assis par terre, dans l’entrée, dans le noir. Il avait pris la boîte de chaussures. Il l’avait ouverte. Il passait simplement ses doigts sur le logo de la marque, encore et encore, comme on caresse un talisman. Il vérifiait que c’était réel. Que le rêve de l’après-midi ne s’était pas dissous dans la nuit.

Il est resté là dix bonnes minutes, dans un silence absolu, juste lui et ses chaussures neuves, assis sur le carrelage froid. Puis, avec un soupir qui semblait venir du fond de son âme, il a refermé la boîte, s’est relevé, et est retourné dans sa chambre sur la pointe des pieds.

Je suis retourné m’asseoir, bouleversé.

Ce n’était pas gagné. Loin de là. Il y aurait des cris, des crises, des tests, des retours en arrière. Le verre cassé n’était que le début. La méfiance de Théo était une forteresse bâtie pierre par pierre au fil des années, et je ne l’abattrais pas avec une paire de Nike et quelques sourires.

Mais ce soir, dans l’obscurité de ce couloir, il avait trouvé quelque chose à quoi se raccrocher. Une ancre.

J’ai éteint la lampe du salon. Demain, il faudrait réveiller Jules, préparer le petit-déjeuner, peut-être gérer une crise d’angoisse avant l’école. Le chaos émotionnel reprendrait ses droits. C’était un rôle sans glamour, oui. Épuisant, oui.

Mais en repensant à Théo caressant ses chaussures dans le noir, j’ai su que je ne voudrais être nulle part ailleurs. J’ai fermé les yeux, espérant que pour la première fois depuis longtemps, leurs rêves seraient aussi doux que le monde essayait enfin de l’être avec eux.

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