Je croyais que le plus dur était passé.
Après cette nuit dans la paille, après ce poulain tremblant qui avait fini par tenir debout, je pensais qu’on rentrerait, qu’on boirait un café, qu’on dormirait, et que tout reprendrait sa place comme dans les maisons normales.
Sauf qu’ici, rien ne « reprend sa place ».
Ici, ça continue. Même quand toi, tu voudrais que ça s’arrête.
Quand mon père m’a dit « Le café est sur le poêle à bois », il n’avait pas l’air d’un homme qui venait de passer trois heures en maillot de corps dans une écurie glaciale.
Il avait l’air d’un homme qui venait juste de finir une tâche.
La cuisine était encore dans cette pénombre orange.
Le courant n’était pas revenu. Le silence avait une densité étrange, interrompu seulement par le bois qui craquait et, très loin, le vent qui s’essoufflait enfin.
Je me suis assis à la table.
La chaise de Maman était là, comme toujours, au bout, et j’ai senti le même petit nœud dans ma gorge que la veille, sauf que cette fois… je ne l’ai pas repoussé. Je l’ai laissé faire.
Mon père a versé le café dans un bol ébréché.
Il l’a posé devant moi, puis il a posé le sien devant lui, et pendant quelques secondes, on a juste regardé la vapeur monter, comme si c’était une cérémonie.
— Tu tousses, ai-je fini par dire.
Il a haussé les épaules.
Une petite toux sèche, mal cachée, et ce geste de la main qui dit « c’est rien » alors que c’est précisément ça, le problème : chez lui, « rien », c’est souvent « trop ».
— J’ai connu pire, a-t-il marmonné.
Je l’ai regardé.
Ses joues étaient un peu plus creusées que d’habitude, et ses mains, posées autour du bol, tremblaient à peine… mais c’était assez pour que je le voie.
La nuit, je l’avais vu donner sa chaleur à une vie qui venait de naître.
Le matin, je le voyais payer l’addition.
— On retourne voir Cybèle, ai-je dit, plus pour moi que pour lui. Il faut s’assurer que… enfin, que tout va bien.
Il a hoché la tête, comme si c’était évident.
Comme si, après Noël, la suite logique, ce n’était pas les cadeaux ni les repas, mais les bêtes.
On a enfilé nos bottes.
Je ne sentais presque plus mes orteils. Mes mains, rouges et rêches, me rappelaient que j’avais frotté un corps fragile jusqu’à l’épuisement, et que ça m’avait fait du bien, d’une manière inexplicable.
Dehors, le monde était blanc, cru, lavé.
La tempête avait laissé derrière elle une espèce de calme humiliant, comme si elle venait de tout casser et qu’elle s’en allait sans même s’excuser.
Le chemin jusqu’à l’écurie était un couloir de neige tassée.
Les arbres, les clôtures, tout semblait figé dans une photographie trop lumineuse.
À l’intérieur, la chaleur animale nous a enveloppés.
Les chevaux soufflaient, les flancs se soulevaient, et il y avait ce bruit rassurant : la vie qui continue de mâcher, de bouger, de respirer.
Je suis allé droit au box du fond.
Le poulain était là, plus sec, plus ferme, mais encore maladroit. Il avait ce regard de nouveau-né : comme s’il ne comprenait pas encore pourquoi le monde était si grand.
Cybèle a tourné la tête vers nous.
Elle a renâclé doucement, pas hostile, plutôt… vigilante.
— Il a tété ? ai-je demandé.
Mon père s’est approché lentement.
Il a posé sa main sur l’encolure de la jument, et j’ai eu une image fugace : lui, quand j’étais petit, posant sa main sur mon épaule pour me calmer sans dire un mot.
— Oui, a-t-il répondu. Pas longtemps. Mais il a pris.
Le poulain a vacillé, puis il a fait deux pas.
Deux pas ridicules, tremblants, et pourtant… deux pas de victoire.
— Il est solide, ai-je soufflé.
Mon père a eu un micro-sourire.
Pas un sourire de film, non. Juste un relâchement au coin des lèvres, comme si une tension intérieure acceptait enfin de céder.
— On va lui donner un nom, a-t-il dit.
Je suis resté surpris.
Chez lui, les noms n’arrivaient pas tout de suite. Il attendait toujours de voir si la vie tenait.
— Un nom ? ai-je répété.
— Il est né cette nuit, a-t-il répondu, simplement. Et il s’est battu dès la première minute.
Il a regardé le poulain.
Puis il a murmuré :
— Étoile.
Ça m’a pris au ventre.
Étoile. Parce qu’on l’avait vu respirer dans une nuit sans lumière. Parce que, quelque part, Maman était là, dans ce mot-là, même si on ne la nommait pas.
Je me suis raclé la gorge.
Et j’ai hoché la tête, incapable de faire mieux.
On est ressortis du box.
Mon père marchait un peu plus lentement, et il avait cette main qui se posait parfois contre son bas de dos, comme s’il voulait appuyer sur un bouton pour réparer une douleur.
— Tu devrais t’asseoir, ai-je dit.
— J’ai pas le temps de m’asseoir, a-t-il répondu.
C’est là que j’ai compris un autre truc.
Mon père ne « manque pas de temps ». Il refuse de s’en donner. Parce qu’il confond se reposer avec abandonner.
Dans la cour, le froid me mordait le visage.
Je me suis souvenu de la veille : moi, furieux pour une histoire de Wi-Fi. Et lui, prêt à se faire arracher la peau par le vent pour un poulain mouillé.
Je me suis entendu dire :
— Quand le courant revient, je dois appeler Paris.
Il n’a pas réagi tout de suite.
Puis il a répondu, sans détour :
— Ton boulot.
Ce n’était pas une reproche.
C’était un constat, comme « il neige » ou « la barrière est cassée ».
— Ils vont me tomber dessus, ai-je ajouté, plus nerveux. J’ai… des responsabilités.
Il a hoché la tête.
Puis il a dit, très calmement :
— Moi aussi.
Et ce « moi aussi » m’a fait plus mal qu’une dispute.
Parce que lui, ses responsabilités, il ne peut pas les déléguer à un mail, à une réunion, à un planning.
On est rentrés.
Le poêle ronflait toujours. Le frigo était muet. La maison semblait vivre comme avant… comme quand j’étais enfant.
Je suis allé instinctivement vers mon téléphone.
Écran noir. Plus de batterie. Comme si lui aussi, il avait abandonné.
J’ai soufflé, agacé, par réflexe.
Et c’est là que j’ai vu mon père qui me regardait.
Pas avec jugement.
Avec une sorte de tristesse tranquille.
— Je vais aller voir le groupe électrogène, a-t-il dit. Si je le lance, on pourra au moins tirer de l’eau.
— Attends, ai-je répondu trop vite. Je viens.
Il s’est figé une seconde.
Comme si ce simple « je viens » n’était pas habituel dans notre histoire.
On est allés derrière la grange.
Sous une bâche, il y avait une vieille machine cabossée, avec des câbles, de la graisse, et ce parfum métallique des choses qu’on maintient en vie par obstination.
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