Il a baissé les yeux.
Je ne sais pas si je l’ai convaincu.
Mais une graine avait été plantée.
Les jours suivants, je l’ai vu rester quelques minutes de plus avec une vieille dame, même quand la salle d’attente débordait.
Je l’ai surpris en train de dire à un enfant : « Tu peux lui parler, il t’entend encore. »
Je l’ai vu hésiter avant de cliquer sur « refuser » quand l’ordinateur lui suggérait une option « non rentable ».
La médecine, on l’apprend dans les livres.
La gentillesse, on l’attrape par contagion.
Un soir, alors que la pluie martelait les vitres et que la clinique se vidait, une femme est arrivée sans avoir appelé.
Elle tenait un carton serré contre elle, trempé.
À l’intérieur, un chat gris, maigre comme une ombre, respirant à peine.
— « Il était dans le fossé, derrière chez moi, » sanglotait-elle.
« Je n’ai pas beaucoup d’argent, mais je ne pouvais pas le laisser là. »
J’étais fatigué.
C’était ma douzième heure de travail de la journée.
Mon dos me lançait, mes yeux piquaient.
Une part de moi voulait dire : « Revenez demain, prenez rendez-vous, on verra. »
Mais la part de moi qui se souvenait de Jazz, de Miette, du routier au chihuahua borgne, a pris le dessus.
On a fait tout ce qu’on a pu.
Perfusion, oxygène, chaleur.
Léo était là, silencieux, concentré.
Le chat a passé la nuit à la clinique.
Le lendemain matin, il a levé la tête, cligné des yeux, puis a miaulé.
Un petit son cassé, minuscule.
La femme a fondu en larmes.
— « Je croyais qu’il était déjà parti… »
On ne l’a pas facturée.
On a mis « geste clinique » dans le logiciel.
Le groupe ne le verra jamais.
Ou peut-être que si.
Qu’ils viennent me chercher, s’ils veulent.
Qu’on m’explique en face comment on met un prix sur un miaulement de retour à la vie.
Je ne suis pas naïf.
Je sais que tout ne peut pas être gratuit.
Je sais que les médicaments coûtent cher, que les salaires doivent être payés, que les murs ne se chauffent pas avec des bons sentiments.
Je passe encore des heures à calculer, à rogner, à expliquer pourquoi tel examen est indispensable.
Je signe encore des devis que je déteste.
Mais plus le temps passe, plus je suis convaincu d’une chose :
dans chaque décision, il doit y avoir au moins une voix qui parle au nom de l’animal.
Une voix qui ne regarde ni le compte en banque, ni l’étiquette, ni le nombre d’abonnés sur un réseau social.
Une voix qui demande : « Qu’est-ce qui est le plus juste pour lui ? »
Pas le plus confortable pour nous.
Parfois, cette voix dit : « On tente tout. On se bat. On se ruine s’il le faut. »
Parfois, elle dit : « On s’arrête ici. On le laisse partir avec dignité. »
Et parfois, elle murmure juste : « Reste. Ne pars pas avant lui. »
Je ne sais pas combien d’années il me reste à porter ce stéthoscope.
Je ne sais pas combien d’algorithmes, de formulaires et de groupes de discussion en ligne viendront encore se mêler entre nous et nos animaux.
Mais je sais une chose :
tant que j’aurai la force de m’agenouiller sur un sol froid, de poser ma main sur un flanc qui tremble, de dire « bon chien » ou « bonne petite », je resterai.
Parce qu’au bout du compte, notre métier ne se résume ni aux devis, ni aux statistiques, ni aux protocoles.
Il se résume à ce moment précis où un animal pousse son dernier souffle…
et où quelqu’un, en face, décide de ne pas le laisser partir seul.






