La petite fille de la station-service qui m’a demandé d’être son papa

La petite m’a tiré par le bas de ma vieille veste de pompier, au milieu du bruit des voitures et de l’odeur d’essence, et m’a demandé avec un sérieux désarmant si je pouvais être son papa, parce que le sien était en prison pour avoir tué sa maman et que sa grand-mère disait qu’il fallait en trouver un nouveau.

J’étais en train de faire le plein de ma moto à une station-service sur la départementale, à la sortie de notre petite ville de province. C’était un de ces soirs gris où tout le monde rentre en vitesse, les phares déjà allumés.

Je pensais à mes factures, à la prochaine révision au garage, à mes douleurs de genoux de vieux pompier, quand j’ai senti un léger tiraillement sur ma veste.

Je me suis retourné.

Elle était là. Toute petite. Cinq ans, peut-être six. Cheveux châtains attachés de travers, frange coupée à la maison, manteau rose un peu trop grand. Dans ses bras, un lapin en peluche que l’on devinait déjà très aimé, les oreilles tordues, le tissu usé.

Pas de peur dans son regard. Juste deux grands yeux marron, sérieux, qui me détaillaient comme si j’étais une réponse possible à une question beaucoup trop lourde pour elle.

Sa grand-mère était à l’intérieur, en train de payer, sans se rendre compte que la petite avait glissé entre les voitures pour venir jusqu’à… moi.

Moi, c’est Jean-Pierre Morel, mais tout le monde m’appelle « JP ». Soixante-trois ans. Ancien sapeur-pompier professionnel. Trente-cinq ans de service, de sirènes, de fumée et de nuits blanches.

Un mètre quatre-vingt-dix, épaules encore larges malgré l’âge, barbe poivre et sel, cicatrice qui me barre l’avant-bras gauche comme un vieux souvenir brûlé. Sur ma veste en cuir usée, un petit écusson brodé : Les Vieux Casques – notre association d’anciens pompiers motards.

Les enfants, en général, se collent à leurs parents quand ils me voient. Certains pleurent juste parce que je parle fort.

Elle, non. Elle levait la tête vers moi comme si elle m’avait choisi au supermarché.

Elle m’a montré son lapin.

— Lui, c’est Monsieur Lapin, a-t-elle expliqué, très sérieuse. Il n’a pas de papa non plus.

Je n’ai même pas eu le temps de répondre.

La porte de la boutique a claqué. Une femme aux cheveux gris, manteau bien boutonné, écharpe tricotée main, a jailli dehors.

— Léa ! LÉA ! a-t-elle crié, la voix étranglée. Reviens ici tout de suite !

La petite ne bougeait pas. Elle s’est rapprochée encore plus de moi et a agrippé le bas de ma veste avec sa main libre.

— Je veux celui-là, Mamie, a-t-elle déclaré calmement. Il a l’air aussi triste que moi.

La grand-mère s’est figée. On aurait dit qu’on lui avait retiré l’air des poumons. Elle m’a regardé, moi, ce grand type barbu en cuir, puis la main de sa petite-fille cramponnée à moi.

— Je suis désolée, monsieur, a-t-elle soufflé en essayant de dégager les doigts de l’enfant. Elle… elle ne comprend pas. Ça a été une année… compliquée.

Léa, elle, n’attendait pas qu’on la présente.

— Mon papa, il a tué maman, a-t-elle annoncé comme si elle disait la météo.

La phrase m’a frappé au ventre.

La grand-mère a pâli.

— Léa, ma chérie…

— Avec un couteau, a continué la petite. Il y avait plein de rouge partout. Maintenant, maman est au ciel, papa à la prison, et Mamie pleure tout le temps. Alors elle a dit qu’il faudrait un nouveau papa, mais je crois qu’elle ne sait pas où ça se trouve. Tu veux bien être mon papa ?

Silence.

Le genre de silence qui fait plus de bruit que les voitures qui passent.

La grand-mère a fini par réussir à parler.

— Je m’appelle Monique Bernard, a-t-elle dit, la voix tremblante. J’ai soixante-huit ans. Retraitée de l’éducation nationale. Et… voilà ma petite-fille, Léa. Depuis un an, je l’élève seule. Mon fils… a commis l’irréparable. Sa compagne est morte. Il a été condamné. Il était sous drogue, en crise.

Elle a baissé les yeux.

— Je n’aurais jamais imaginé dire ça un jour, a-t-elle murmuré.

Je les ai regardées toutes les deux. La petite agrippée à ma veste. La grand-mère au bord des larmes.

— Léa, ai-je dit doucement, je ne peux pas être ton papa. Ça, c’est une place très spéciale.

Sa bouche s’est mise à trembler. Ses doigts se sont crispés.

Alors j’ai ajouté :

— Par contre, je pourrais peut-être être ton ami. Tu crois que ça serait bien, un ami ?

Elle a réfléchi très sérieusement, les sourcils froncés.

— Les amis, ça protège des méchants ? a-t-elle demandé.

— Oui. Ou au moins, ça essaie très fort, ai-je répondu.

— Et ça vient aux goûters d’anniversaire ?

— Si on est invité, oui.

— Et ça sait réparer les vélos cassés ?

Un petit sourire m’est venu malgré moi.

— Ça, je suis plutôt doué.

Elle a hoché la tête.

— Alors tu peux être mon ami. Mais un grand ami, d’accord ? Pas un qui disparaît.

Monique s’est essuyé les yeux avec un mouchoir froissé.

— Monsieur… ?

— Morel. Jean-Pierre. Mais tout le monde m’appelle JP.

— Monsieur Morel, je ne veux pas vous déranger. Elle… elle s’accroche à tous les hommes qui ont l’air gentils. Le psy dit que c’est normal, que c’est une façon de chercher ce qu’elle a perdu. Mais je suis épuisée. Je ne sais plus comment faire.

Je me suis entendu dire, avant même d’y penser :

— Je tiens un petit garage pas loin, avec d’anciens collègues pompiers. On répare des voitures, des motos, et on boit trop de café. Si un jour vous avez besoin… ou si Mademoiselle veut venir voir les motos…

J’ai sorti une carte de visite froissée de ma poche.

Garage des Vieux Casques
Réparations – Conseils – Café toujours chaud
« JP » Morel – ancien sapeur-pompier

— Ce n’est pas une blague, ai-je ajouté. Si vous avez besoin de parler, ou d’un coup de main pour garder la petite une heure… Vous appelez. Ou vous passez simplement.

— Pourquoi vous feriez ça ? a chuchoté Monique.

J’ai regardé Léa qui faisait saluer Monsieur Lapin avec sa patte molle.

— Parce que j’ai eu une fille, autrefois, ai-je dit. Elle aurait une trentaine d’années aujourd’hui, si une voiture ne les avait pas percutées, sa mère et elle, un soir de pluie. J’ai passé des années à hurler intérieurement contre le monde entier. Et je sais ce que c’est que de se retrouver seul dans un appartement trop silencieux.

Je n’avais pas raconté ça depuis longtemps.

Monique m’a regardé longuement, puis a serré la carte entre ses doigts.

— Merci, a-t-elle simplement répondu.


Monique n’a pas appelé.

Pas tout de suite.

C’est Léa qui a insisté.

Trois jours plus tard, en fin d’après-midi, j’ai entendu le bruit d’une petite voix dans le garage.

— Bonjour ! C’est ici que travaille mon grand ami ?

Je suis sorti de dessous une vieille Clio. Elle était là, debout au milieu des outils, tenant la main de Monique, avec Monsieur Lapin coincé sous le bras.

Autour, mes copains étaient déjà en train de la dévisager avec un mélange de surprise et de tendresse.

Nous étions six ce jour-là. Tous anciens pompiers, tous avec nos histoires, nos genoux abîmés, nos dos usés, nos souvenirs de sirènes.

On s’appelle Les Vieux Casques parce qu’on a gardé nos vieux casques dans un coin du garage. Ils prennent la poussière mais, pour nous, ils brillent encore.

Léa a tourné sur elle-même.

— Waouh, a-t-elle soufflé. C’est ici que tu habites ?

— Non, j’ai une petite maison pas loin, ai-je répondu. Ici, c’est… notre deuxième maison.

Elle s’est approchée d’une moto en cours de restauration, avec prudence mais sans peur.

— Les roues sont plus grandes que moi, a-t-elle constaté.

Puis elle s’est tournée vers mes collègues.

— Vous êtes tous les amis de mon ami ? a-t-elle demandé.

Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬

Scroll to Top