La petite fille de la station-service qui m’a demandé d’être son papa

— Nous sommes ses vieux camarades de feu, a répondu Alain, soixante-dix ans, moustache blanche, façon grand-père du village. Et toi, petite dame, comment tu t’appelles ?

— Léa. Et lui, c’est Monsieur Lapin. Il cherche aussi des amis.

Elle a tendu la peluche à Alain, qui l’a serrée dans sa grosse main abîmée par les années.

— Enchanté, Monsieur Lapin, a-t-il dit très sérieusement. Je m’appelle Alain. Retraité, mais encore en état de rinçage.

Léa a éclaté de rire.

Je n’avais pas entendu ce son dans ce garage depuis… longtemps.

— C’est parfait, a-t-elle décidé. Maintenant, j’ai plein de grands amis.

Monique, encore un peu mal à l’aise, s’est excusée mille fois.

— Je vous jure, je ne voulais pas m’imposer. Mais elle parle de « JP du garage » du matin au soir. Alors… je me suis dit que ça lui ferait du bien de voir autre chose que l’appartement et l’école.

— Vous ne vous imposez pas, ai-je répondu. Vous nous rendez service. On commençait à parler trop de nos problèmes de dos.

Les semaines suivantes, Léa a commencé à venir régulièrement après l’école. Monique l’amenait un jour sur deux, parfois plus quand elle devait aller à des rendez-vous médicaux ou administratifs.

Léa faisait ses devoirs sur un vieux établi que nous avions dégagé pour elle.

Alain l’aidait pour la lecture. Patrick, ancien chef d’agrès, lui faisait compter les boulons pour s’entraîner en maths. Moi, je lui montrais comment vérifier la pression des pneus et pourquoi il ne fallait jamais mettre les doigts dans un moteur qui tourne.

Petit à petit, le garage a changé de son. Au milieu du métal et du bruit, on entendait désormais une voix d’enfant réciter l’alphabet, poser des questions, chanter des comptines.

Monique, elle, se détendait un peu. Elle restait parfois boire un café dans notre petit coin cuisine, posant sa veste sur une chaise, se tenant le front avec ses mains fines.

Elle nous parlait de la procédure, du tribunal, de l’avocat commis d’office. Des nuits où Léa se réveillait en criant. De sa fatigue.

— Je devrais être tranquille à la campagne, à arroser des tomates, nous disait-elle. À la place, j’apprends les dossiers de l’aide sociale à l’enfance par cœur.

Elle disait ça avec un sourire, mais ses yeux restaient humides.

Un jour, la psychologue du centre médico-psychologique nous a demandé de la rencontrer.

Nous étions là, Monique et moi, assis face à elle dans un petit bureau avec des dessins d’enfants au mur.

— Léa s’est beaucoup attachée à vous, monsieur Morel, a-t-elle commencé. C’est très visible. Quand elle parle de vous, elle se sent en sécurité. Vous représentez pour elle une figure forte, protectrice, mais pas menaçante.

— C’est bien ? ai-je demandé, un peu mal à l’aise.

— C’est… inhabituel, mais plutôt positif, a-t-elle répondu. Elle sait que vous n’êtes pas son père. Elle le dit. Mais elle a besoin de s’accrocher à une image d’adulte qui tient debout. Ce que vous faites, vous et vos amis, est précieux. Ça lui montre que tous les hommes ne sont pas dangereux.

Je n’ai pas dormi beaucoup cette nuit-là, en rentrant.

On ne s’inscrit pas à ça, comme à un club de sport. Un jour, vous faites le plein d’essence. Le lendemain, vous vous rendez compte qu’une petite main a attrapé votre vie sans vous demander votre avis.


Six mois après notre rencontre à la station-service, le téléphone a sonné un matin, très tôt.

C’était Monique.

Sa voix était faible, presque inaudible.

— JP… Je suis à l’hôpital. Ils disent que ce n’est pas grave, mais je dois rester plusieurs jours. Ils veulent placer Léa en famille d’accueil. Je… je ne sais pas quoi faire.

Je n’ai pas réfléchi longtemps.

— Dans quelle chambre êtes-vous ? ai-je demandé. Et où est Léa ?

Deux heures plus tard, j’étais au service de cardiologie, une petite main accrochée à la mienne.

Monique avait fait un malaise la veille. Un début d’infarctus, comme on dit. Rien de « massif », mais assez pour que les médecins parlent de repos obligatoire et de « fragilité ».

Les services sociaux avaient été prévenus, bien sûr. Une assistante sociale, polie mais pressée, m’a expliqué la situation.

— Nous avons l’obligation de garantir la sécurité de l’enfant, monsieur. Sans adulte référent disponible, Léa doit être accueillie temporairement dans une famille agréée.

— Elle n’a pas d’autre famille que Monique ? ai-je demandé.

— Le père est incarcéré. La famille de la mère habite loin et ne peut pas la prendre en charge.

Elle a consulté son dossier.

— Vous êtes… l’ami de la famille ?

— Je suis celui qu’elle a attrapé à une station-service, ai-je répondu. Mais ça fait six mois qu’elle passe ses après-midis chez nous. Je la connais. Et elle me connaît.

Léa serrait tellement fort ma main que mes doigts blanchissaient.

— On peut faire une audience en urgence au tribunal pour enfants, a proposé l’assistante sociale. Le juge peut décider d’une garde provisoire, le temps que la grand-mère aille mieux. Mais c’est très rapide, très encadré. Vous êtes prêt à ça ?

Je me suis entendu dire :

— Oui.


La salle d’audience n’était pas comme dans les films. Pas de grande salle majestueuse. Juste une pièce claire, des chaises simples, un bureau. Une juge en robe sobre, lunettes au bout du nez. Une greffière tapant sur son clavier. L’assistante sociale. Monique sur un fauteuil roulant, encore pâle. Et nous.

Léa s’agrippait à Monsieur Lapin, qui avait l’air aussi stressé qu’elle.

— Monsieur Morel, a commencé la juge, j’ai lu le rapport des services sociaux. Vous êtes retraité, ancien sapeur-pompier. Vous tenez un garage avec d’autres retraités. Vous n’avez pas de condamnations à votre casier. Vous habitez à dix minutes à pied de chez Madame Bernard.

Elle m’a regardé par-dessus ses lunettes.

— Vous comprenez ce que cela implique, une garde provisoire ?

— Je crois, oui, ai-je répondu. Ça veut dire que si Léa se réveille la nuit en criant, c’est moi qui me lève. Et si elle est malade, c’est moi qui l’emmène chez le médecin. Et si elle a un spectacle d’école, je serai dans la salle.

Un coin de la bouche de la juge a tressailli.

Elle s’est tournée vers Léa.

— Léa, tu connais ce monsieur ?

La petite a relevé la tête.

— Oui. C’est JP. Mon grand ami. Il sait faire les meilleurs croque-monsieur de la Terre. Et il ne crie jamais, même quand je renverse de l’huile partout sur le sol.

— Tu te sens en sécurité avec lui ? a demandé la juge.

— C’est là que je me sens le plus en sécurité au monde, a répondu Léa sans hésiter. Avec lui et les autres vieux pompiers. Ils font peur aux méchants, mais pas aux gentils.

Le silence s’est installé un instant dans la pièce.

La juge a pris une profonde inspiration.

— Vu la situation d’urgence, l’attachement manifeste de l’enfant, le soutien de Madame Bernard et l’avis des services sociaux, le tribunal décide d’accorder à Monsieur Morel une garde provisoire de Léa, le temps de la convalescence de sa grand-mère et d’une évaluation plus approfondie.

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