Léa m’a lâché la main pour lever les bras vers moi.
Quand je l’ai prise contre moi, elle a murmuré à mon oreille :
— Ça veut dire que tu es mon papa maintenant ?
J’ai avalé difficilement.
— Ça veut dire que je suis ton gardien, ai-je répondu. Un gardien, c’est un peu comme un papa, mais avec un autre mot.
Elle a réfléchi trois secondes.
— Alors je pourrai t’appeler « Papa JP » quand j’en ai vraiment besoin ? a-t-elle demandé.
Monique a laissé échapper un petit sanglot derrière nous.
— Oui, ai-je dit. Quand tu en as vraiment besoin.
— Là, j’en ai besoin, a-t-elle soufflé.
Monique est rentrée chez elle après une semaine. Plus fatiguée, plus fragile, mais vivante.
On a construit alors un drôle de système, qui n’existe dans aucun manuel officiel, mais qui a tenu debout.
La semaine, Léa dormait chez sa grand-mère. Le week-end, elle venait chez moi. Tous les jours en fin d’après-midi, elle passait au garage, où l’un de nous était toujours là pour surveiller ses devoirs, lui préparer un chocolat chaud, lui apprendre des trucs de grands.
Les autres enfants de son école ne savaient pas trop quoi penser de cette petite fille qu’on venait chercher parfois en vieille Twingo, parfois en moto avec un ancien pompier en blouson de cuir, parfois à pied, parfois à trois, quand nous avions mal coordonné nos horaires.
Léa, elle, trouvait ça surtout très drôle.
— Moi, j’ai plein de grands, se vantait-elle. Pas que un. Plein.
Elle comptait sur ses doigts.
— J’ai Monique, ma mamie. J’ai Papa JP, mais je ne l’appelle pas tout le temps comme ça parce qu’il rougit. Et j’ai mes tontons pompiers.
Elle ajoutait, très sérieuse :
— C’est plus solide qu’un seul papa. Si l’un tombe, il reste les autres.
Un soir, sur le banc devant le garage, Monique m’a dit :
— Vous savez, vous m’avez rendu ma petite-fille.
— C’est vous qui l’avez sauvée, ai-je répondu. C’est vous qui êtes allée au tribunal, qui avez tenu bon.
Elle a secoué la tête.
— Moi, j’ai fait ce que j’ai pu. Vous, vous lui avez rendu l’enfance. Elle rit à nouveau. Elle joue. Elle ose faire des bêtises. Avant, elle se tenait droite comme une adulte qui surveille tout.
Elle a pris ma main un instant.
— Il y a des gens qui naissent pères, JP, a-t-elle murmuré. Et puis il y a ceux qu’une petite main choisit un jour sur un parking.
Je croyais qu’on avait enfin trouvé un équilibre.
Jusqu’au jour où le passé a sonné à la porte de l’école.
Mon téléphone a vibré pendant que je changeais des plaquettes de frein.
« École élémentaire – Appel entrant ».
J’ai essuyé mes mains sur un vieux chiffon.
— Allô ?
— Monsieur Morel ? Ici la directrice de l’école de Léa. Excusez-moi de vous déranger, mais… il y a un homme dans mon bureau. Il dit être le père de Léa. Il a des papiers. Léa est… cachée sous son bureau et refuse de sortir. J’ai pensé qu’il valait mieux vous appeler, vous, avant qui que ce soit d’autre.
J’ai senti le garage tourner autour de moi.
— Je arrive, ai-je répondu. Ne le laissez pas seul avec elle.
J’ai roulé plus vite que je ne devrais. Derrière moi, j’ai entendu le moteur d’un autre deux-roues : Alain me suivait. On ne se refait pas, chez les pompiers. Quand l’un part sur un feu, les autres suivent.
Devant l’école, les parents qui sortaient levaient les yeux sur deux vieux types en cuir qui descendaient de leurs motos comme s’ils allaient entrer dans un immeuble en flammes.
La directrice nous attendait à la porte de son bureau, le visage tendu.
— Il est là, a-t-elle murmuré. Les gendarmes sont en route. Mais j’ai pensé que votre présence pourrait rassurer Léa.
L’homme était debout au milieu du bureau, trop grand pour la pièce, mais étonnamment maigre. Ses épaules tombaient. Son teint était terne. Ses yeux bougeaient trop vite. La prison et les drogues l’avaient mangé par petits morceaux.
— Vous ne pouvez pas m’empêcher de voir ma fille, a-t-il lancé en me voyant entrer. C’est MA fille.
Je l’avais déjà vu en photo dans le dossier social. Thomas Bernard. Prometteur à vingt ans, perdu à trente.
— Personne ne vous empêche de respirer le même air qu’elle, ai-je répondu. Mais il y a une ordonnance de protection qui dit très clairement que vous ne pouvez pas l’approcher.
— Elle était valable pendant ma détention, a-t-il répliqué. C’est terminé, maintenant.
— Votre mère a demandé son renouvellement, ai-je dit. Et le juge l’a accordé. Parce que la petite fille qui est sous ce bureau se met à trembler quand elle entend votre voix.
Il a rougi, de rage ou de honte, je ne sais pas.
— J’ai changé, a-t-il insisté. En prison, j’ai vu un prêtre. J’ai compris. Je veux demander pardon à ma fille. Je veux qu’elle sache que son père n’est pas un monstre.
J’ai respiré lentement.
— Vous avez tué sa mère, ai-je répondu calmement. Devant elle. Vous avez envoyé votre propre enfant dans un cauchemar dont elle mettra des années à sortir. Vous avez peut-être le droit de demander pardon. Mais elle a le droit de ne pas vouloir vous entendre. Et pour l’instant, la priorité, c’est elle. Pas votre conscience.
Ses poings se sont crispés.
— Et toi, tu te prends pour qui ? a-t-il craché. Tu crois que tu es son père, avec ta moto et ta barbe de vieux ? Tu crois que tu peux me remplacer ?
J’ai senti Alain se raidir à côté de moi. L’ancien chef de caserne était encore très présent.
— Je ne vous remplace pas, ai-je répondu. Vous avez abandonné votre place. Je me contente de tenir la main d’une petite fille quand elle fait des cauchemars, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus besoin de moi.
Il a fait un pas vers moi.
Ça a été un mauvais choix.
Je n’ai même pas eu le temps de bouger. Alain s’est interposé, plus rapide que ses soixante-dix ans ne le laissaient penser, et l’a maintenu fermement par les épaules.
— Doucement, jeune homme, a-t-il grincé. Nous avons connu des incendies plus impressionnants que toi.
Les gendarmes sont arrivés quelques secondes plus tard. Ils ont fait leur travail. Contrôle d’identité. Lecture de l’ordonnance. Rappel de la loi. Puis menottes. Pas de violence de notre part, pas de gestes inutiles. Nous n’avions pas besoin de ça.
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