Léa, elle, est sortie de sous le bureau seulement quand elle a entendu ma voix à travers la porte.
— C’est toi, JP ? a-t-elle chuchoté.
— Oui, ma puce. Ils l’emmènent. Tu peux sortir. Il ne t’approchera plus. On ne te laissera pas.
Elle s’est jetée dans mes bras, Monsieur Lapin écrasé entre nous.
Cette nuit-là, sur le canapé de Monique, elle s’est installée sur mes genoux et a posé la question qu’elle gardait depuis trop longtemps.
— JP… Pourquoi mon premier papa voulait faire du mal ?
Je ne savais pas quoi répondre. Les pompiers apprennent mille choses, des techniques, des gestes, des protocoles. Mais pas ça.
— Certaines personnes ont quelque chose de cassé à l’intérieur, ai-je fini par dire. Parfois, c’est un peu, parfois c’est beaucoup. Et quand en plus, ils prennent des choses qui font tourner la tête, ce qui est cassé fait encore plus de dégâts.
— On peut réparer ce qui est cassé dedans ? a-t-elle demandé.
— Parfois, oui. Avec de l’aide. Mais parfois non. Et dans ce cas, il faut les tenir loin des gens qu’ils risquent de blesser.
Elle a réfléchi, le front appuyé contre mon épaule.
— Est-ce que je suis obligée de lui pardonner un jour ?
— Non, ai-je répondu doucement. Personne n’a le droit de t’obliger à ça. Le pardon, c’est un cadeau. On ne le doit pas à quelqu’un qui nous a détruits.
Elle a serré Monsieur Lapin.
— Alors je ne pardonne pas. Et lui non plus.
Elle a ajouté après un silence :
— Mais je suis contente qu’il sache que je suis heureuse. Sans lui.
Quatre ans ont passé depuis le jour de la station-service.
Léa a maintenant neuf ans et demi. Elle a perdu sa bouille de bébé, mais pas ses yeux sérieux. Elle sait faire du vélo sans les mains (ce qui me rend fou) et vérifier la pression des pneus mieux que certains adultes.
Elle passe toujours ses après-midis au garage, sauf quand elle a danse ou chorale. Elle dort chez Monique la semaine, chez moi un week-end sur deux, et parfois tous ensemble quand on regarde un vieux film avec des couvertures jusqu’au menton.
Les Vieux Casques sont devenus ses « tontons ». Elle a appris à faire du nœud de cabestan avec Patrick, à faire des crêpes avec Alain, à reconnaître le bruit d’une fuite d’échappement avec moi.
Elle sait aussi appeler les secours, donner une adresse, mettre une personne en position latérale de sécurité. Vous pouvez remercier nos vieux réflexes de pompiers.
Son père, Thomas, est retourné en prison après l’épisode de l’école. Violation d’ordonnance, tentative d’enlèvement, violences. La juge a été claire. Il ne sortirait pas de sitôt.
Un jour, la psychologue nous a dit :
— Ce qui protège Léa, ce n’est pas d’oublier. C’est de ne plus être seule avec son souvenir.
Je crois que c’est ce que nous faisons, sans le dire.
L’an dernier, son école a organisé une petite fête de la Fête des pères.
« Ceux qui n’ont pas de papa peuvent venir avec un grand frère, un oncle, un voisin », disait le papier. J’ai senti Monique se crisper en le lisant.
— Tu n’es pas obligée d’y aller, tu sais, a-t-elle dit à Léa.
La petite a plissé les yeux.
— Mais si, j’ai des papas, moi, a-t-elle répondu. J’ai même l’embarras du choix.
Elle s’est tournée vers moi, assis à la table de la cuisine.
— Tu viens, JP ? a-t-elle demandé. Et toi aussi, Alain ? Et toi, Patrick ?
Elle nous a montré du doigt comme si elle choisissait une équipe de foot.
On a essayé de lui expliquer que, peut-être, trois vieux messieurs en cuir à une fête de l’école, ça ferait beaucoup.
Elle a haussé les épaules.
— Et alors ? a-t-elle répliqué. Ils verront que je suis bien entourée.
On s’est retrouvés tous les trois, un jeudi après-midi, dans la salle de spectacle de l’école, sur des petites chaises trop étroites pour nos genoux.
Sur scène, les enfants chantaient une chanson qu’ils avaient répétée pendant des semaines. Quand ce fut le tour de la classe de Léa, elle nous a fait un signe de la main si fier que j’ai senti ma gorge se serrer.
La chanson parlait de « mon papa qui bricole », « mon papa qui me porte sur ses épaules », « mon papa qui parfois ne sait pas tout faire mais qui essaie ».
Léa, elle, a changé une phrase. Au lieu de « mon papa », elle a chanté « mes grands ». Au pluriel.
Je ne sais pas si les autres ont entendu. Moi, si.
À la fin, une maman s’est approchée de nous pendant que les enfants couraient dans tous les sens.
— Excusez-moi, a-t-elle dit. C’était très émouvant de vous voir là, tous les trois. Vous êtes… de la famille ?
Alain a ouvert la bouche, mais c’est Léa qui a répondu, avec aplomb.
— Lui, c’est mon Papa JP, a-t-elle déclaré en me désignant. Lui, c’est Tonton Alain. Lui, c’est Tonton Patrick. Ils étaient pompiers. Maintenant, ils sont mes pompiers à moi.
La maman a souri, un peu gênée.
— Ah… Je vois. Donc, vous êtes…
— Ceux qui ont choisi de rester, ai-je répondu calmement. Il y a des pères qui donnent la vie. Et puis il y a ceux qui la protègent quand elle est en danger.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






