La petite fille de la station-service qui m’a demandé d’être son papa

Elle n’a rien trouvé à répondre. Parfois, il n’y a rien à ajouter.


Thomas pourra demander une libération conditionnelle quand Léa sera adulte.

Ce jour-là, elle décidera seule si elle veut le voir ou non. D’ici là, nous n’avons qu’une mission : qu’elle soit assez solide pour ne plus avoir peur de lui. Qu’elle sache que, quoi qu’il fasse, il est trop tard pour lui reprendre ce qu’elle a construit sans lui.

Monique marche plus lentement, maintenant. Elle se fatigue vite. Mais son regard est plus vif qu’avant.

— Je croyais que je finirais ma vie seule dans mon petit appartement, m’a-t-elle dit un soir, en regardant Léa expliquer à un petit voisin comment gonfler un ballon sans le faire éclater. À la place, j’ai hérité d’un garage entier de vieux fous et d’un demi-brigade de papas de remplacement.

Elle a pris une gorgée de thé.

— Vous n’avez pas réparé ce qui a été cassé, a-t-elle ajouté. Personne ne peut. Mais vous avez construit par-dessus. C’est parfois plus solide qu’avant.

Je ne suis pas sûr de mériter autant de compliments. Je sais juste une chose : le soir où j’ai fait le plein à la station-service, j’étais un vieux pompier à la retraite avec trop de souvenirs et pas assez de raisons de mettre mon réveil.

Aujourd’hui, j’ai une petite voix qui me téléphone pour me dire :

— JP, tu peux venir au spectacle de musique ? Tu peux regarder mon contrôle de maths ? Tu peux réparer la roue de mon vélo, c’est urgent, je dois aller sauver les fourmis dans le jardin.

Et ça, croyez-moi, c’est le meilleur des appels.


L’autre jour, alors qu’on rangeait les outils au garage, Léa est venue s’asseoir sur un tabouret, les jambes qui se balançaient.

— Papa JP ? a-t-elle dit.

Je me suis encore senti rougir, même après tout ce temps.

— Oui, ma puce ?

— Plus tard, quand je serai grande, je crois que je veux être un Vieux Casque, moi aussi. Même si je suis une fille. Je viendrai réparer des trucs et protéger des enfants tristes. Tu crois que c’est possible ?

J’ai regardé Alain et Patrick. On s’est tous les trois mis à sourire.

— On acceptera toujours une nouvelle recrue, ai-je répondu. Surtout si elle sait déjà faire des crêpes.

Elle a plissé le nez.

— Et Monsieur Lapin, il pourra être dans l’équipe aussi ?

— Monsieur Lapin est déjà membre d’honneur, ai-je dit. C’est lui qui a vérifié si nous étions dignes de toi, tu te souviens ?

Elle a serré la peluche contre elle.

— Tu crois que mon premier papa pense à moi, des fois ? m’a-t-elle demandé soudain.

Je n’ai pas menti.

— Je crois que oui. Je crois qu’il sait qu’il a perdu quelque chose de précieux.

Léa a hoché la tête.

— Tant mieux, a-t-elle dit. Comme ça, il saura ce qu’il a raté. Moi, je suis très bien comme ça. J’ai une mamie, des tontons, un Papa JP, un garage entier, et même un lapin très fâché.

Elle a sauté du tabouret.

— Et maintenant, il faut que j’aille montrer à Thomas, le petit nouveau, comment on met un casque à sa taille. On ne rigole pas avec ça, hein.

Elle est partie en courant, ses lacets défaits, Monsieur Lapin qui ballottait dans sa main.

Je l’ai regardée s’éloigner entre les motos, et j’ai senti mes yeux me piquer.

Un soir, une petite fille m’a demandé d’être son papa sur le parking anonyme d’une station-service. Je lui ai répondu que je pouvais être son ami.

Je suis devenu beaucoup plus que ça.

Nous sommes devenus beaucoup plus que ça.

Les Vieux Casques : une bande de vieux pompiers qui n’ont pas su raccrocher leur casque pour de bon et qui, sans l’avoir prévu, se sont retrouvés pères de cœur d’une enfant dont le monde s’était effondré.

Nous n’avons pas effacé ce qu’elle a vu. Nous n’avons pas ressuscité sa mère. Nous n’avons pas réparé son père.

Mais nous avons été là.

Tous les jours.

Sans promesse impossible, mais avec une chose simple et rare : la stabilité.

Et parfois, pour un enfant, c’est tout ce qu’il faut. Quelqu’un qui reste. Qui revient le lendemain. Qui répare une roue, écoute une peur, applaudit une chanson fausse.

Quelqu’un qui prouve qu’un père, ce n’est pas seulement celui qui donne la vie.

C’est celui qui tient la main.

Et si vous avez beaucoup, beaucoup de chance, comme Léa, parfois, vous n’avez pas qu’un père.

Vous avez une mamie têtue, une caserne de vieux pompiers, un garage qui sent l’huile et le café, et un tas de cœurs cabossés qui décident, un jour, de battre pour vous.

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