La veille de Noël où d’anciens pompiers ont stoppé une expulsion injuste et transformé tout un quartier oublié

Nous venions de finir notre tournée de jouets à l’hôpital quand le téléphone de Thomas a sonné.
Il a regardé l’écran, et son visage a changé de couleur.

C’était sa nièce, Julie. On entendait ses sanglots à travers le haut-parleur.

— Tonton… ils sont en train de vider l’église… Ils mettent le pasteur dehors… maintenant… La police est là… C’est la veille de Noël…

Je m’appelle Jean-Paul Martin. Soixante-six ans. Ancien sapeur-pompier de Paris. Quarante ans de service, des incendies, des accidents, des nuits à courir sous la pluie.
Je croyais avoir tout vu.

Je me trompais.


Ce soir-là, notre petite association, Les Casques Rouges Solidaires, venait de livrer trois fourgons remplis de jouets au service pédiatrie de l’hôpital de la ville.
Nous sommes une quarantaine d’anciens pompiers, anciens ambulanciers, quelques anciens militaires. On roule en vieilles motos bruyantes et en fourgons cabossés. On a des cicatrices, des ventres qui dépassent des ceinturons, des tatouages qui datent d’un autre âge.

On plaisante en disant qu’on sent la fumée froide et la pommade à l’arnica.

On venait juste de se dire au revoir sur le parking de l’hôpital lorsque le téléphone de Thomas a sonné.

Julie, dix-neuf ans, bénévole dans une petite église évangélique d’un quartier populaire au nord de la ville.

— Ils mettent le pasteur dehors, répétait-elle. Là, maintenant… La veille de Noël… Sa femme vient d’accoucher, le bébé a quatre jours…

Thomas a blêmi. C’est dans cette petite église qu’il avait remis sa vie en ordre, cinq ans plus tôt, après un burn-out et une sale histoire d’alcool.
Il disait toujours que le pasteur lui avait sauvé la vie plus d’une fois.

— Comment ça, “ils le mettent dehors” ? qui ? a demandé Thomas, la voix déjà cassée.

— Le propriétaire… avec un huissier… et deux policiers… Ils sortent tous les bancs, les jouets des enfants, même la crèche… Le pasteur est dans son fauteuil roulant devant la porte… Ils disent qu’il doit partir tout de suite…

Thomas était déjà en train d’enfiler son casque.

— Les gars, on a un problème, a-t-il lancé. Une famille avec un bébé, dehors, ce soir. À cause d’un propriétaire pressé.

Ça suffisait.

Quarante moteurs ont grondé en même temps. Vieilles motos, camionnettes qui sentent le gasoil, un ancien fourgon de pompiers repeint en blanc.
On a quitté le parking de l’hôpital en file, les gyrophares orange de nos fourgons clignotant dans la nuit humide de décembre.

La ville brillait de guirlandes et de vitrines illuminées. Dans la plupart des appartements, on préparait le repas du réveillon.
De l’autre côté du périphérique, dans un quartier oublié, quelqu’un jetait une famille à la rue.


Le Temple de l’Espérance, ce n’était pas grand-chose.
Un ancien local commercial coincé entre une laverie fermée et un bar à moitié abandonné. Une enseigne simple, peinte à la main :
« Tous bienvenus ici ».

Mais ce qu’on a vu devant la porte m’a donné la nausée.

Le pasteur, Samuel Lenoir, à peine trente-cinq ans, était assis dans un fauteuil roulant, en plein vent.
Plus de jambes à partir des genoux. Une mine pâle de quelqu’un qui a connu d’autres fronts que ceux de la vie quotidienne. On apprendra plus tard qu’il avait perdu ses deux jambes lors d’une opération extérieure, en Afghanistan.

À côté de lui, sa femme, Élodie, pas plus de vingt-cinq ans, tenait contre elle un nouveau-né enveloppé dans une couverture trop fine. Ses chaussures trempaient déjà dans la gadoue.
Autour d’eux, des cartons, des sacs, des jouets d’enfants, une vieille crèche en bois renversée dans la flaque grise.

Face à eux, un homme bien nourri dans un manteau de laine hors de prix, chaussures qui ne connaissent pas les bus ni les trottoirs mouillés. Le propriétaire, évidemment. On apprendra qu’il s’appelait M. Delorme.
À ses côtés, un huissier de justice, dossier sous le bras, et deux policiers qui avaient l’air de préférer être n’importe où ailleurs.

— Vous auriez dû payer à temps, disait Delorme d’une voix froide.
— Nous avons payé, a répondu calmement Samuel. J’ai les reçus.
— Trois jours de retard, a haussé les épaules Delorme. Le bail est clair : virement le 1er. Nous sommes le 4. Et puis, vous avez transformé ce lieu en foyer pour sans-abri. Ce quartier a droit à un peu de calme. Ce n’est pas un centre de secours ici.

Élodie serrait le bébé plus fort. On voyait qu’elle avait encore du mal à se tenir debout.

Un des policiers a regardé ses chaussures, mal à l’aise.

— Monsieur, a dit l’huissier à voix basse, vous savez très bien qu’en plein hiver…

Delorme l’a coupé net.

— Je connais la loi. Ils ne sont pas expulsés de chez eux, c’est un local commercial. Et je veux ce bâtiment vide avant la fin de l’année. J’ai de “vrais” locataires qui attendent.

C’est à ce moment-là qu’on est arrivés.


Quarante moteurs qui s’éteignent en même temps, ça fait un drôle de silence.
Le genre de silence qui fait lever la tête même à quelqu’un qui ne veut rien voir.

Delorme s’est retourné. Il a vu la file de motos, les fourgons, les vieux bonshommes en blousons de cuir, en parkas, certains avec des casques de pompier accrochés au bras.

Son expression a changé trois fois : sûr de lui, surpris, puis franchement agacé.

— Parfait, a-t-il lâché. Le cirque est là. On se croirait dans un vieux film. Vous n’avez rien à faire ici. C’est une affaire privée.

Je suis descendu de ma moto. Lentement. Les autres ont suivi.
On ne les a pas entourés, pas vraiment. On s’est simplement placé là, en ligne, entre la porte de l’église et la rue. Une muraille de rides, d’épaules abîmées et de regards qui en ont trop vu pour se laisser impressionner par un beau manteau.

— Il y a un problème ? ai-je demandé.

Le plus jeune des policiers a posé la main sur son arme, réflexe idiot.

— Monsieur, je vais vous demander de circuler, a-t-il commencé.

— Pour aller où ? ai-je demandé calmement. Regarder ailleurs pendant qu’on met un ancien soldat et un bébé dehors, la veille de Noël ? C’est ça que vous voulez ?

Le policier a rougi, mais n’a rien dit.

Delorme a levé les yeux au ciel.

— Ces “Casques Rouges” n’ont rien à faire ici, a-t-il lâché avec mépris. Ce n’est pas parce que vous avez été pompiers il y a trente ans que la loi a changé. C’est une expulsion légale.

Thomas, lui, n’écoutait déjà plus.
Il était à genoux devant le fauteuil de Samuel, dans la boue, la main sur son épaule.

— Ça va, pasteur ?
Samuel a tenté un sourire.
— J’ai déjà connu pire, a-t-il murmuré. Mais disons que ce n’était pas exactement la veillée de Noël que j’avais prévue.
— Et le bébé ? a demandé Thomas en regardant Élodie.
— Quatre jours, a répondu doucement la jeune mère. Césarienne. Je ne suis pas censée rester debout longtemps… mais bon… on fait avec.

Thomas s’est levé. Il s’est tourné vers Delorme.

— Vous êtes vraiment en train de mettre dehors un ancien militaire amputé et une femme qui vient d’accoucher ? La veille de Noël ?
— Je mets dehors des locataires qui ne respectent pas le bail, a répliqué Delorme. Retard de paiement, hébergement de sans-abri, nuisances. Toutes ces personnes qui dorment ici, ça fait baisser la valeur du quartier.

Je l’ai regardé.

— Quand il gèle la nuit, on appelle ça “sauver des vies”, pas “nuisances”, ai-je dit.
— Ce n’est pas mon problème, a répondu Delorme. Mon problème, ce sont les loyers.

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