La veille de Noël où d’anciens pompiers ont stoppé une expulsion injuste et transformé tout un quartier oublié

Julie, la nièce de Thomas, est sortie en trombe de l’église, les joues rouges.

— Ils jettent tout ! a-t-elle crié. La crèche, les dessins des enfants, même la croix en bois que les anciens ont fabriquée… Tout va à la benne !

J’ai regardé par la porte ouverte. Deux hommes en tenue de chantier balançaient bancs, jouets, cartons dans un camion. Des années de petites fêtes, de cultes, de goûters, réduites à des objets encombrants.

— Stop, ai-je dit.

Delorme a éclaté de rire.

— Et sinon quoi ? Vous allez me frapper ? Quel beau titre ce serait : “Une bande d’anciens pompiers violents attaquent un propriétaire honnête.” Allez-y. Ça fera de bonnes images.

Il avait raison sur un point : la violence ne nous servirait à rien. Nous, on a passé notre vie à l’empêcher.

C’est là qu’une voix qu’on n’entendait presque jamais a retenti derrière moi.

— Combien ?


C’était Lucien, qu’on surnomme Cyclone.
Soixante-douze ans, ancien chef d’entreprise dans le bâtiment, ancien pompier volontaire dans sa jeunesse. Un homme qui parle peu, mais quand il ouvre la bouche, on se tait.

— Combien ils vous doivent ? a-t-il répété.

Delorme a plissé les yeux.

— Trois mois de loyers, plus les frais, plus les “dommages” pour l’état du local. Et le mois suivant si par miracle ils veulent rester. Dix mille euros au total. De toute façon, ils ne les ont pas. Ce “temple” vit de dons de gens qui comptent chaque centime.

Lucien a sorti son téléphone.
— Donnez-moi les coordonnées de votre compte, a-t-il dit simplement.

Delorme a ricané.

— Vous croyez pouvoir payer dix mille euros comme ça, papi ? Avec votre retraite ?
Lucien lui a tendu l’écran. Le chiffre affiché a suffi pour faire vaciller le sourire du propriétaire.

— J’ai revendu ma société l’an dernier, a dit Lucien. J’ai de quoi payer. Et de quoi faire des travaux.
— Ça ne change rien, a coupé Delorme. Ils ont hébergé des gens sans mon accord, c’est une faute. Et puis, en France, il y a des procédures. Il faudra de toute façon qu’ils s’en aillent.

— En France, on ne met pas une famille à la rue en plein hiver comme on sort des poubelles, ai-je répondu.
— Vous n’êtes pas avocat, a lancé Delorme. Laissez les professionnels gérer.

C’est à ce moment-là qu’une petite voiture grise s’est arrêtée au bout de la rue.
Une femme en manteau sombre en est sortie, un attaché-case à la main. La quarantaine, le regard vif. Elle a traversé la flaque sans hésiter.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? a-t-elle demandé.

Delorme a soupiré.

— Et voilà maintenant les avocats de quartier…
Je suis avocate, oui, a répondu la femme. Maître Leïla Ben Arfa. Je représente le Temple de l’Espérance dans plusieurs dossiers. Julie m’a appelée en larmes il y a dix minutes. Alors, monsieur… ?
— Delorme. Propriétaire.

Elle a tendu la main vers l’huissier.

— Puis-je voir le jugement d’expulsion, s’il vous plaît ?

L’huissier a hésité.
— Monsieur Delorme m’a mandaté pour une reprise de local commercial…
— Je n’ai pas demandé votre mandat, mais le jugement, a répété calmement la avocate. La décision de justice. Le document émanant du tribunal.

Il n’y en avait pas.

Delorme a commencé à s’agiter.

— Le bail est résilié, j’ai le droit de récupérer mon bien !
— Pas comme ça, a répondu Maître Ben Arfa. Pas en pleine nuit, la veille de Noël, avec un bébé de quatre jours dans les bras de sa mère. Et certainement pas avec un pasteur en fauteuil roulant dans la rue et la police en train de “surveiller”. Officier, vous avez vérifié la base de données des décisions ?

Le plus âgé des policiers a hoché la tête, mal à l’aise.

— Non, on… M. Delorme nous a parlé de trouble à l’ordre public. On est là pour éviter les débordements…

Maître Ben Arfa a soufflé.

— Eh bien, je vous confirme qu’à ce jour, aucune expulsion n’a été ordonnée pour ce local. Et même si c’était le cas, il y a des règles, une protection en hiver, des délais. Là, vous êtes en train de participer à quelque chose de très limite. Et je suis choquée de voir un ancien militaire mutilé dans la rue, sous votre regard.

Le policier a tourné la tête vers Delorme.

— Monsieur, sans décision du juge, c’est à vos risques et périls. Nous, on se retire.
— Mais enfin ! a protesté Delorme. Vous voyez bien qu’ils ont hébergé des sans-abri !
— Ça s’appelle de la solidarité, a murmuré Julie.

Les deux policiers ont finalement pris congé, gênés. L’huissier les a suivis, l’air soulagé d’avoir une excuse pour s’éloigner.

En moins de deux minutes, le beau propriétaire s’est retrouvé seul face à une quarantaine d’anciens pompiers, un pasteur, un bébé, une avocate et une poignée de bénévoles.

Il a serré contre lui son manteau.

— Vous vous croyez malins, a-t-il craché. Ce n’est que partie remise. Je relancerai la procédure, et dans quelques semaines, tout ce petit monde dégagera. Ce bâtiment est un nid à problèmes. Et il va me coûter cher.

Lucien a souri, pour la première fois.

— Ça, j’en doute, a-t-il murmuré.


Maître Ben Arfa a ouvert son attaché-case et en a sorti une chemise cartonnée.

— Monsieur Delorme, vous devriez vérifier vos mails, a-t-elle dit. Enfin… si vous ouvrez encore ceux de votre notaire.
— De quoi parlez-vous ?
— Du compromis de vente que vous avez signé il y a cinq ans pour racheter ce bâtiment. Vous ne l’avez jamais honoré. L’ancien propriétaire, un certain monsieur Besson, a fini par en avoir assez de vos promesses. Il m’a contactée il y a un mois. Et hier matin, chez le notaire, il a signé avec un autre acheteur.

Elle a regardé Lucien.

— Avec la société de monsieur ici présent. Cyclone Immobilier Solidaire, c’est bien ça ?

Lucien a hoché la tête, un peu gêné de l’entendre à voix haute.

Delorme a blêmi.

— Ce n’est pas possible. C’est moi le propriétaire !
— Pas officiellement, a répondu l’avocate. Vous encaissiez le loyer, oui. Mais le titre de propriété n’était jamais passé à votre nom.
Elle a sorti une autre feuille.
— À partir d’hier midi, le bâtiment appartient légalement à la société de monsieur Lucien Martin. Vous êtes en train de “mettre dehors” des locataires… dans un bâtiment qui n’est même plus à vous.

Lucien s’est avancé et a tendu, à son tour, un document.

— Monsieur Delorme, a-t-il dit, vous êtes désormais en situation de… comment dire gentiment… intrus. Je vous invite donc à quitter les lieux. Avant que ce soit moi qui appelle la police.

Je ne sais pas si c’est le mot “intrus” ou le regard de quarante anciens pompiers qui l’a convaincu. Mais d’un coup, Delorme avait l’air beaucoup plus petit dans son manteau trop cher.

— Vous faites une erreur, a-t-il grogné. Ce bâtiment est pourri. Toiture à refaire, chauffage hors service, fondations instables. C’est un gouffre. Vous verrez bien.

Il a tourné les talons et s’est éloigné d’un pas raide. Un peu trop vite pour quelqu’un qui disait n’avoir peur de rien.

Nous, on est restés là, dans le froid, à regarder Samuel, Élodie et leur bébé.

— Pourquoi ? a demandé Samuel à Lucien, la voix tremblante. Vous ne nous connaissez même pas.
Lucien a haussé les épaules.
— Vous êtes un ancien soldat. Vous ouvrez vos portes à ceux qui n’ont nulle part où aller. Ça me suffit. Et puis, j’ai passé ma vie à construire des immeubles pour des gens qui n’avaient déjà trop. J’avais envie de finir autrement.

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