Je croyais que tout était fini après la Semaine 52. La vidéo, la clé, le mot de Papa… et ce silence qui, pour une fois, ne me faisait pas peur. Sauf que le lendemain matin, quand je me suis levé, il n’y avait plus d’enveloppe à ouvrir, et j’ai senti quelque chose de plus violent que le deuil : le vide.
Le garage était pareil, pourtant. La poussière en suspension dans les rayons du soleil, l’odeur d’huile froide, le vieux bois humide et le métal. Mais moi, j’étais différent… et ça, c’était presque vertigineux, comme si on m’avait retiré des roulettes sans me prévenir.
Gaston m’a suivi partout, en silence. Il avait repris son rôle de pont, de passe-partout, de chef de chantier, mais je le voyais aussi guetter quelque chose. Pas une friandise : une direction.
Au bout de trois jours, j’ai recommencé à glisser. Un peu de téléphone au réveil, un peu de “je réponds juste à ce mail”, un peu de “je sors plus tard”. La vieille musique de ma vie optimisée tentait de reprendre le contrôle, discrète et persuasive.
Le quatrième matin, Gaston a disparu.
Je l’ai appelé, d’abord agacé, puis inquiet. J’ai fait le tour du jardin, du pickup, de la maison, du parc derrière l’église. Rien. Et puis j’ai entendu un bruit familier : le petit grincement de la porte du garage, celle qui ferme mal et que Papa n’avait jamais “le temps” de réparer.
Gaston était là, assis devant l’établi, comme un chien qui attend une consigne. À ses pattes, il y avait un carnet noir, un vieux truc à spirales, couvert de taches de cambouis.
Sur la première page, au feutre, l’écriture de Papa : « Manuel d’instructions pour mon fantôme — À l’usage de Gaston. »
J’ai eu un rire nerveux qui s’est coincé dans ma gorge. C’était tellement lui, ce mélange de tendresse et de bricolage. Même mort, il trouvait le moyen de me tirer par la manche.
J’ai ouvert le carnet.
Les phrases étaient courtes, directes, comme ses lettres. Et entre les lignes, je sentais sa présence, pas surnaturelle, pas “film”, juste… lui, Marcel, qui refuse de disparaître sans laisser un plan de montage.
1. Quand Bastien commence à replonger dans sa tête, tu le ramènes ici.
2. S’il fait semblant de pas comprendre, tu poses ta tête sur ses genoux. Ça marche toujours.
3. Quand le Calendrier est fini, c’est à lui d’en faire un autre.
4. Avant ça, il y a un dernier truc. Sous l’établi. Planche de gauche. Tu grattes.
J’ai fixé Gaston. Il m’a regardé avec cet air de “ben oui, c’est évident”, puis il a baissé la tête vers la planche.
Je me suis agenouillé. La planche de gauche avait une vis un peu différente. Papa, évidemment. J’ai pris un tournevis, et pendant que je dévissais, mes mains tremblaient comme si j’ouvrais un coffre-fort.
Sous la planche, il y avait une enveloppe.
Pas numérotée. Juste une mention : « Après la Semaine 52. »
Je l’ai déchirée.
À l’intérieur, un petit trousseau de clés et un papier plié en deux. Sur le papier, l’écriture pâteuse, les taches, et ce ton qui me donnait envie de pleurer et de sourire en même temps :
« Bon. Si tu lis ça, c’est que t’as compris le principe. Le calendrier, c’était pas de la magie, c’était un prétexte. La vraie magie, c’est toi quand t’es dehors, pas quand t’es enfermé.
Les clés : c’est le cadenas du vieux local derrière la salle des fêtes. Celui qui sert à rien et que la mairie laisse mourir. Je leur ai déjà parlé, ils m’ont toujours dit “on verra”. Eh ben, on verra maintenant.
Je veux que t’en fasses un endroit simple. Un atelier du coin. Pas un truc compliqué. Une table, une bouilloire, deux chaises, des outils. Un endroit où on répare des trucs et où on répare un peu les gens.
Et si tu paniques : respire. Prends Gaston. Va marcher. Ensuite tu reviens, et tu fais le premier geste.
P.S. Y a une liste dans le carnet. Des gens à voir. Pas parce qu’ils sont “à sauver”. Parce qu’ils existent. »
Je suis resté immobile, le papier à la main. J’entendais mon cœur battre dans mes oreilles, et j’avais l’impression que Papa était là, juste derrière mon épaule, à me dire de pas faire mon malin.
Gaston a posé sa tête contre ma cuisse. Comme dans le manuel. Comme une ponctuation.
Ce jour-là, je suis allé au local derrière la salle des fêtes.
Le cadenas a résisté, puis il a cédé avec un clac sec. La porte a grincé, et une odeur de renfermé m’a sauté au visage. Il y avait des chaises empilées, des cartons oubliés, une vieille affiche d’un vide-grenier datée d’il y a des années.
Je me suis tourné vers Gaston, qui explorait déjà, la queue en métronome.
« Tu sais que je suis ingénieur, pas… maire du village », j’ai soufflé.
Gaston m’a regardé. Il n’avait pas l’air impressionné.
Dans le carnet, la liste commençait sans fioriture.
Monsieur Étienne.
Marek.
Madame Lefèvre.
La mère célibataire d’à côté (celle du robinet).
Jo (pour le café, parce que personne n’est utile sans café).
Et, plus bas, un nom qui m’a serré la poitrine : Bastien — à vérifier aussi.
Le premier geste a été ridicule. J’ai balayé.
J’ai balayé pendant deux heures, en éternuant, en jurant, en transpirant comme si je montais un serveur à mains nues. Gaston, lui, a trouvé une vieille balle de tennis sous un tas de cartons et l’a apportée, triomphant, comme s’il venait de récupérer un trésor.
Le soir, j’ai mis une table pliante au milieu, deux chaises, et une bouilloire. J’ai accroché une pancarte écrite au marqueur : « Atelier du coin — Réparations simples. Café offert. Venez comme vous êtes. »
Ça faisait amateur. Ça faisait fragile. Ça faisait humain.
Le premier à entrer a été Jo, de “La Baraque à Jo”, en tablier, avec son rire de mec qui a vu passer des milliers de clients et qui reconnaît les solitudes à dix mètres.
« Marcel m’a dit que tu finirais par faire un truc débile et beau », il a dit en lisant la pancarte. « J’ai apporté des gobelets. Et du sucre. Parce que sinon, vous allez tous boire le café comme des malades. »
Je n’ai pas répondu. J’ai juste hoché la tête, incapable de parler sans me fissurer.
La semaine suivante, Monsieur Étienne est venu. Il marchait lentement, appuyé sur sa canne, Gaston collé à sa jambe comme un garde du corps poilu.
« C’est ici qu’on répare les grille-pain et les existences ? » il a lancé.
« Plutôt les grille-pain, pour l’instant », j’ai dit.
Il a souri, et ce sourire-là, je l’ai reconnu : douloureux, mais en train de reprendre du service.
Il a déposé un vieux réveil sur la table.
« Il avance depuis que Marcel l’a tripoté. Il disait que c’était pour me faire arriver à l’heure chez le docteur. »
J’ai ouvert le réveil avec des gestes prudents. Je ne savais pas ce que je faisais, pas vraiment. Mais j’avais appris quelque chose en cinquante-deux semaines : on n’a pas besoin d’être sûr. On a juste besoin d’être là.
Au bout d’un mois, l’atelier avait une vie.
Madame Lefèvre venait “juste pour dire bonjour” avec une tarte aux pommes. La mère célibataire déposait son grille-pain et restait boire un café en parlant de sa fatigue. Un ado du coin est venu pour un vélo dont la chaîne sautait, puis il est revenu la semaine d’après “pour voir”.
Et Marek… Marek est venu un matin froid, les mains dans les poches, Titan derrière lui.
Il s’est arrêté à l’entrée, comme s’il demandait la permission d’exister.
« J’ai pas de truc à réparer », il a dit.
« Si », j’ai répondu. « On a des chaises qui grincent. Et moi, j’ai deux mains, mais je suis pas sûr de savoir m’en servir tout seul. »
Il a éclaté d’un rire court, surpris, puis il est entré. Titan a reniflé Gaston, et les deux chiens ont fait ce pacte silencieux qu’ils faisaient depuis toujours : “On est du même monde.”
Marek a réparé la première chaise en dix minutes. Il avait des gestes précis, anciens, comme s’il parlait la langue du bois.
« Marcel disait que t’étais un bourge de Paris », il a lâché en vissant. « Mais il disait ça en rigolant. Il t’aimait, tu sais. Ça se voyait. »
Je me suis raclé la gorge.
« Je crois que je commence à comprendre trop tard. »
Marek a levé les yeux.
« Tard, c’est quand t’es plus là. Là, t’es là. »
C’était simple. C’était brutal. Ça m’a fait l’effet d’une clé qui tourne.
Un samedi de janvier, le village s’est réveillé sous une neige légère, rare dans l’Oise. Tout était plus silencieux, comme si le monde retenait son souffle.
Gaston a insisté pour sortir. On a traversé le parc, puis la route, puis le chemin derrière la gare de triage. Je n’aimais pas cet endroit, pas à cause des gens, à cause de la honte que ça remuait en moi.
Sous le pont, le campement n’était plus le même. Des cartons, des couvertures mouillées, des traces de passage… et ce vide bizarre qui fait plus peur que la présence.
Mon estomac s’est noué.
Marek est apparu derrière un pilier, plus maigre, les joues rouges de froid.
« On leur a demandé de partir », il a dit. « Un matin. Sans explication claire. Chacun a fait comme il a pu. »
Je n’ai pas su quoi dire. J’ai regardé Titan, qui tremblait un peu.
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