Gaston s’est avancé, a posé son flanc contre la jambe de Marek, et a levé le museau vers moi, comme pour me rappeler une consigne dans le manuel. Pas une consigne de héros, une consigne d’humain.
Le premier geste.
J’ai respiré, puis j’ai parlé, lentement, sans jouer au sauveur.
« Viens au local, derrière la salle des fêtes. L’atelier. On a une pièce au sec. Je peux y mettre un lit de camp. Juste quelques nuits, pour souffler. Et lundi, je passe à la mairie avec toi, ou on appelle une asso du coin. Pour que ça se fasse propre. »
Marek a secoué la tête, réflexe de fierté.
« Je veux pas être un poids. »
« C’est pas un poids », j’ai dit, et ma voix a tremblé. « C’est… la ronde. Papa disait que personne ne devrait rester sur le bord de la route. Là, t’es au bord. Alors… tu te poses. On s’organise ensuite. »
Il m’a regardé longtemps. Ses yeux étaient fatigués, mais clairs.
« Marcel aurait aimé t’entendre dire ça. »
Cette nuit-là, Marek s’est installé dans le local, pas chez moi. Ça semblait plus juste, plus simple, et honnêtement… ça me rassurait aussi. J’avais envie d’aider, mais je n’avais pas besoin de me prouver quoi que ce soit.
Le lendemain matin, je suis passé avec des draps propres, un thermos, et une gêne énorme, comme si la gentillesse était une langue que j’apprenais.
Marek était déjà debout, en train de trier des outils. Pas comme un voleur. Comme quelqu’un qui remet les choses à leur place.
« J’espère que je dépasse pas », il a dit, gêné.
Je me suis appuyé contre le chambranle.
« Tu dépasses pas. Tu… tu remets de l’ordre. Papa aurait aimé. »
Il a hoché la tête, et j’ai compris que ce n’était pas seulement un toit que je lui donnais. C’était un endroit où il pouvait redevenir quelqu’un, sans se justifier.
Les semaines ont continué comme ça. Pas parfaites. Pas “filtrées”. Mais vraies.
L’atelier a commencé à attirer des gens des villages autour. Une dame est venue avec un vieux mixeur et des yeux trop tristes. Un homme est passé pour une serrure, puis il est resté pour parler de son frère qui ne lui répondait plus. Je n’avais pas de solutions pour tout, mais j’avais du café, des chaises, et un chien qui savait écouter.
Et puis, un soir de mars, Gaston s’est mis à boiter.
Au début, j’ai fait comme si c’était rien. Un faux mouvement, une vieille articulation, l’âge. Il avait douze ans, quand même. Mais le lendemain, il a refusé de sauter dans le pickup. Ses yeux, d’habitude noisette et tranquilles, avaient cette ombre que je n’avais vue qu’après l’enterrement.
J’ai paniqué comme un gamin.
Chez le vétérinaire, une femme aux mains douces, on a parlé repos, soins, et patience. Rien de dramatique, mais assez pour me rappeler une vérité brutale : Gaston n’était pas éternel.
Je suis sorti de là avec une ordonnance et une peur animale.
Le soir, j’ai mis un tapis près du canapé. Gaston s’est laissé tomber dessus, épuisé, digne. Je me suis assis par terre à côté de lui.
« Je sais pas faire sans toi », j’ai murmuré.
Gaston a soupiré. Puis il a posé sa truffe sur mon poignet, comme s’il disait : “Tu vas apprendre.”
Le lendemain, j’ai trouvé une enveloppe sur la table de l’atelier.
Une enveloppe blanche, sans tache de cambouis… mais avec une écriture que je connaissais par cœur, parce que je l’avais vue des centaines de fois, au bout de cinquante-deux semaines.
Sur le devant : « Semaine 1 — version Bastien. »
Mes mains se sont mises à trembler.
Marek a toussé derrière moi. Il avait l’air plus solide, ce jour-là, comme si dormir au sec et être attendu quelque part recollait les gens.
« C’est toi qui as écrit ça, non ? » il a demandé.
Je l’ai regardé, perdu.
« Je… je crois que oui. J’ai fait ça hier soir, sans y penser. J’ai juste… copié le geste. »
Marek a souri, doucement.
« T’as écrit des lignes de code toute ta vie. Là, t’écris des gestes. C’est pareil. Sauf que ça rend les gens plus légers. »
J’ai ri, un rire mouillé. Et j’ai ouvert l’enveloppe.
À l’intérieur, il y avait vingt euros. Et un mot, écrit de ma main, mais avec une tendresse qui ressemblait tellement à celle de Papa que ça m’a fait mal.
« Aujourd’hui, tu vas faire simple. Tu vas appeler la petite-fille d’Étienne. Celle qui fait du code. Tu vas lui dire que son grand-père aimerait la voir. Même si t’as peur d’être indiscret.
Et après, tu vas acheter à Gaston un truc inutile et joyeux. Une balle neuve. Parce que l’amour, c’est aussi ça : dépenser pour la joie, pas seulement pour le nécessaire. »
J’ai levé les yeux. Monsieur Étienne était là, assis sur une chaise, sa canne entre les jambes. Il m’observait avec une expression étrange, comme s’il comprenait avant moi ce qui se passait.
« Marcel te l’a laissé, le carnet ? » il a demandé.
« Oui. »
Il a hoché la tête.
« Alors c’est ton tour, mon garçon. Et tu sais quoi ? Ça va te faire du bien. »
J’ai appelé la petite-fille, la voix serrée, maladroite. Je ne savais pas comment commencer sans avoir l’air d’un intrus.
« Bonjour… je suis Bastien, le fils de Marcel… le garagiste… »
Un silence, puis une voix surprise.
« Oui… je vois. Mon grand-père parle de vous. Et… de Gaston, surtout. »
« Il… il aimerait vous voir. Je crois. »
Il y a eu une respiration, comme si elle avalait quelque chose.
« Je peux venir samedi. »
Samedi, elle est venue. Une femme d’une trentaine d’années, manteau simple, yeux vifs, un peu fatigués comme les miens. Elle s’est accroupie devant Gaston, qui a remué la queue malgré sa patte.
« Salut, toi », elle a murmuré.
Monsieur Étienne a pleuré sans se cacher. Pas un effondrement, juste des larmes d’homme ancien qui en a marre de faire semblant.
« Je pensais que t’avais pas le temps », il a dit.
« J’avais peur », elle a répondu. « Et puis… j’ai oublié que c’est idiot de repousser l’essentiel. »
Ils se sont serrés, maladroits. Gaston a poussé sa tête entre eux, comme toujours, comme le passe-partout qu’il était.
Ce soir-là, quand tout le monde est parti, Marek est resté pour m’aider à fermer. Il y avait une odeur de printemps dans l’air, de terre humide et de choses qui reviennent.
Il s’est gratté la nuque.
« J’ai eu une piste », il a dit. « Un chantier. Un vrai. On m’a rappelé. »
Mon cœur a bondi.
« C’est génial. »
« Ils demandent une adresse pour les papiers », il a ajouté, gêné. « Et… j’ai pas envie d’inventer. »
Je n’ai pas hésité, mais je n’ai pas joué au grand sauveur non plus.
« Donne l’adresse de l’atelier », j’ai dit. « C’est un lieu, c’est clair, et on y est tous les jours. Et lundi, on passe à la mairie, on demande comment régulariser ce qu’il faut. Ensemble. »
Marek a ouvert la bouche, puis l’a refermée. Ses yeux brillaient, mais il a gardé sa voix stable.
« Merci, Bastien. »
« Merci à toi », j’ai répondu. « Et merci à Papa. Et… merci au chien. »
Marek a regardé Gaston, étendu sur son tapis, la balle neuve à côté de lui.
« Ce chien-là », il a dit, « c’est un saint. »
Je me suis assis près de Gaston. Je lui ai gratté doucement derrière l’oreille, là où il aimait. Il a fermé les yeux, apaisé.
Dehors, le village était calme. À travers la vitre, je voyais la rue, les volets, les lumières, et je savais les noms derrière les murs. Je n’étais plus une tour à La Défense. J’étais un endroit.
J’ai pris une enveloppe blanche. J’ai écrit dessus, avec un feutre : « Semaine 2 — version Bastien. »
Puis j’ai regardé le garage, l’atelier, la maison, la vieille caisse en bois qui avait changé ma vie. J’ai senti le manque, toujours là, mais moins violent. Comme une cicatrice qu’on apprend à toucher sans se faire mal.
Le deuil, c’est de l’amour qui ne sait plus où aller. Papa me l’avait laissé en vrac, sans mode d’emploi… mais il m’avait aussi laissé un chien, et un chemin.
« Allez », j’ai soufflé à Gaston. « On va faire notre ronde. »
Gaston s’est levé lentement, boitant un peu, mais debout. Il a attrapé sa laisse entre ses dents, fier comme un roi.
On est sortis. Le vent sentait l’herbe et la pluie.
Au bout de la rue, quelqu’un nous a fait signe.
Cette fois, je n’ai pas eu besoin d’une enveloppe pour répondre.






