Je croyais que l’histoire s’arrêtait là, sur une porte entrouverte et un cadenas rangé dans une poche. Mais le lendemain, quand j’ai poussé mon chariot dans le couloir des sciences, j’ai compris que le Casier 104 venait juste de commencer à respirer plus fort.
La carte bristol avait changé. Quelqu’un avait écrit en dessous, d’une écriture appliquée : « Si tu as peur, viens à 10h05. On t’explique. » Et à côté, un petit dessin de flèche, comme un clin d’œil dans un établissement où tout est fléché, balisé, interdit.
À 10h05, je n’étais pas censée être là. Moi, je suis une ombre du soir, pas une présence du matin. Mais ce jour-là, j’ai fait semblant de “vérifier une fuite”, comme on dit quand on ne veut pas expliquer sa curiosité, et je suis restée au bout du couloir, derrière la porte vitrée des labos.
Camille était là, avec deux autres élèves. Une fille au visage rond, les cheveux attachés trop vite, et un garçon maigre qui gardait les mains dans ses poches comme s’il avait peur qu’elles trahissent quelque chose. Ils ne faisaient pas de grands discours. Ils parlaient bas, doucement, comme on parle à quelqu’un qui tremble.
— Tu prends ce dont tu as besoin, d’accord ? a dit Camille. Et si tu peux, un jour, tu remets quelque chose. Même une seule chose. C’est comme ça que ça tient.
La petite Seconde, une nouvelle, a hoché la tête sans regarder personne. Elle a pris un paquet de serviettes, une barre de céréales, puis elle a refermé la porte du casier comme si elle refermait une honte.
Je croyais que j’allais me sentir fière. Je me suis sentie… vieille, surtout. Vieille et émue. Parce que ce n’était plus “mon” geste. C’était devenu leur langage.
Le soir même, le Proviseur adjoint est repassé. Il avait gardé son air de papier glacé, son regard qui voit d’abord les angles morts et les risques. Il n’était pas seul : derrière lui, il y avait une femme en tailleur sombre, un dossier sous le bras. La “gestionnaire”, j’ai entendu un professeur la nommer en passant.
Ils se sont arrêtés devant le 104. La femme a pris des notes, sans sourire. Le Proviseur adjoint a toussoté, comme si les mots avaient du mal à sortir.
— On va… encadrer, a-t-il dit. Mettre une règle. Une sorte de charte.
Une charte. Le mot m’a glacée. Les chartes, dans les établissements, c’est souvent une façon polie de tuer quelque chose à petit feu.
Je me suis avancée. Je n’avais pas prévu. Ma bouche a parlé avant mon dos.
— Monsieur, ai-je dit, vous allez le fermer ?
Il a sursauté, comme s’il venait seulement de se souvenir que les couloirs ont des oreilles. Puis il a vu ma blouse bleue, mon chariot, mes mains crevassées par les produits, et son regard s’est fait moins dur.
— Non, Brigitte. On ne va pas le fermer, a-t-il répondu. Mais on doit éviter que ça parte… dans tous les sens.
La gestionnaire a ouvert le dossier et a parlé comme on lit un règlement.
— Denrées alimentaires : seulement des produits emballés. Pas de frais. Hygiène : uniquement des produits neufs, fermés. Vêtements : propres, pliés, dans un sac. Et… pas de médicaments.
Elle a insisté sur le dernier mot, comme si elle venait de sauver le monde.
J’ai serré les dents. Ils n’avaient pas tort sur tout. Je le savais. Mais j’entendais aussi, derrière leur prudence, la tentation de “rendre présentable” une misère qui ne l’est jamais.
Camille est arrivée. Elle venait probablement d’être appelée. Elle était droite, plus droite que la veille. Elle a regardé le Proviseur adjoint, puis la gestionnaire, puis le casier. Et elle a fait quelque chose que je n’oublierai jamais : elle a parlé sans s’excuser.
— D’accord pour une charte, a-t-elle dit. Mais pas une charte qui fait fuir ceux qui ont déjà honte. Vous comprenez ?
Le Proviseur adjoint a cligné des yeux. La gestionnaire a levé un sourcil.
— Et qui s’en occupera ? a demandé la femme.
Camille a inspiré. Elle a jeté un coup d’œil à ses deux camarades derrière elle. Et elle a répondu, simplement :
— Nous.
Ce “nous”, ce n’était pas de l’insolence. C’était une promesse.
Pendant deux semaines, ils ont organisé. Pas avec des grands moyens. Avec des bouts de scotch, des feuilles imprimées en noir et blanc, des annonces écrites au feutre. Ils ont appelé ça “Le Point 104”. Ils ont fait un planning discret : deux élèves passent à 10h05, deux autres à 13h10, pour ranger, vérifier, remettre la carte bristol droite quand elle se décollait.
Moi, je regardais ça comme on regarde une plante pousser dans une fissure de béton. Ça n’a pas le droit d’exister, et pourtant ça s’accroche.
Et puis, forcément, le monde est venu tester cette fissure.
Un mercredi, j’ai trouvé le couloir en pagaille. Des paquets éventrés, des lingettes jetées au sol, la carte bristol arrachée. Sur la porte du 104, quelqu’un avait griffonné au stylo : « Assistance sociale. »
Je me suis figée. Mes mains se sont mises à trembler, comme ce soir de novembre dans les toilettes. La honte avait changé de cible, voilà tout. Au lieu d’être sur le jean d’une gamine, elle était sur un casier.
Camille est arrivée en courant. Elle a vu. Elle a blêmi. Puis elle s’est baissée et a commencé à ramasser, sans un mot, comme on ramasse une dignité tombée par terre.
— Ils vont fermer, a murmuré la fille au visage rond, derrière elle. Cette fois, ils vont fermer.
J’ai senti une colère monter. Pas une colère qui crie. Une colère qui brûle lentement, comme une braise sous la cendre. Je ne suis pas une héroïne. Je suis une femme fatiguée. Mais ce jour-là, j’ai su qu’on ne pouvait pas laisser ça.
Je suis allée au local à balais. J’ai pris une feuille blanche. Et avec mon écriture de vieille, pas droite, un peu tremblée, j’ai écrit une phrase, une seule. Une phrase qui ne cherchait pas à faire la morale, juste à rappeler une évidence.
« Si vous vous moquez de ce casier, c’est que vous n’en avez jamais eu besoin. Soyez heureux. Et laissez les autres respirer. »
Je l’ai scotchée juste à côté du 104, à hauteur d’yeux. Pas en haut, pas en bas. À hauteur d’humain.
Le lendemain, la feuille avait disparu.
Mais à la place, il y avait autre chose.
Un carton.
Un gros carton, posé au pied du casier, fermé avec du ruban adhésif. Sur le dessus, une étiquette : « Pour le Point 104. De la part d’un parent. »
J’ai regardé autour de moi. Personne. Le couloir était vide, sauf la lumière froide et le bruit lointain d’une sonnerie.
J’ai ouvert le carton avec précaution. Dedans, il y avait des paquets de serviettes, des produits d’hygiène, des barres de céréales, des gants, des chaussettes, un cahier neuf, un stylo. Rien de luxueux. Juste du nécessaire, du “ça aide”.
Et au fond, une enveloppe.
Camille l’a ouverte plus tard, avec les autres. Je n’ai pas voulu lire par-dessus leur épaule. Mais je l’ai entendue, parce qu’elle a lu à voix haute, la gorge serrée.
— « Je suis la mère d’un garçon qui ne parle pas. Il rentre, il s’enferme dans sa chambre. Mais hier, il m’a dit : “Maman, au lycée, il y a un endroit où on n’a pas peur.” Alors j’envoie ça. Merci. »
Il y a eu un silence. Le genre de silence qui ne pèse pas. Qui fait de la place.
Après ça, ça s’est accéléré. Comme si la ville, ou le quartier, ou les familles, avaient attendu qu’on leur montre une porte. Le Point 104 a reçu des dons discrets : un sac de manteaux d’hiver, des trousses, des paquets de biscuits. Les élèves ont mis une boîte en carton dans une classe, sans faire de bruit. “Pour ceux qui veulent.” Sans obligation, sans liste.
Et moi, je continuais de nettoyer. Toujours. Parce que la solidarité ne change pas le fait que le sol colle, que les toilettes débordent, que les poubelles sentent mauvais. La beauté n’empêche pas la saleté. Elle la traverse.
Un soir, j’ai trouvé le Proviseur adjoint devant le casier. Il était seul. Pas de dossier, pas de gestionnaire. Il fixait la porte métallique comme si elle lui posait une question.
— Ça va ? ai-je demandé.
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






