Le Casier 104 : l’étincelle de solidarité dans les couloirs du lycée

Il a sursauté, encore. Décidément, je le surprenais souvent.

— Oui… enfin. Je ne sais pas, a-t-il avoué. Je… je ne pensais pas que c’était à ce point.

Il a ouvert le casier. Il a vu les paquets premier prix. Les gants. Les barres de céréales. Il a passé la main sur la carte bristol, maintenant plastifiée, où les élèves avaient écrit en gros : « Prends. Respire. Reviens. »

— Vous savez, Brigitte, a-t-il dit, la voix plus basse, on fait des réunions sur le harcèlement, sur les inégalités, sur… tout. Et puis on marche dans un couloir, et on ne voit rien.

Je n’ai pas su quoi répondre. Alors j’ai dit la seule chose vraie.

— On ne voit pas parce qu’on n’a pas envie de voir. Moi, on ne me regarde pas. Alors je vois.

Il a eu un sourire triste. Un vrai. Pas un sourire de circonstance.

— On va officialiser le Point 104, a-t-il annoncé. Pas pour le contrôler. Pour le protéger. On va trouver un local plus sûr, avec une étagère, une clé… une clé tenue par les élèves. Et on mettra un distributeur de protections dans les toilettes. Discret. Sans demande.

Je l’ai regardé. Je cherchais le piège. La condition cachée. Il n’y en avait pas. Juste une fatigue, peut-être, la fatigue d’un homme qui découvre que l’autorité n’a de sens que si elle sert quelqu’un.

Le changement ne s’est pas fait en un jour. Il y a eu des papiers, des délais, des discussions. Mais le Point 104 est resté vivant pendant tout ça, comme une veilleuse qu’on protège du vent.

Puis, un vendredi de mars, on a inauguré. Pas avec des rubans et des photos. Avec une porte ouverte.

Le nouveau “Point 104” n’était plus un casier cassé au fond d’un couloir. C’était une petite pièce près de l’infirmerie, une ancienne réserve qu’on avait vidée. Il y avait une étagère, des boîtes, une chaise. Sur la porte, une affiche : « Entrée libre. Pas de questions. »

Et surtout, il y avait une règle écrite en gros, par les élèves eux-mêmes : « Ici, on ne juge pas. »

Je me suis tenue au fond, comme d’habitude. La femme en blouse bleue, invisible. Mais cette fois, quelqu’un m’a vue.

Camille est venue vers moi. Elle avait les yeux brillants. Elle tenait un petit sachet en papier.

— Brigitte… c’est pour vous, a-t-elle dit.

J’ai reculé.

— Non, ma grande. Gardez pour vous. Je…

— Vous allez le prendre, a-t-elle insisté, avec cette fermeté nouvelle qui lui allait comme une armure. Parce que vous nous avez appris quelque chose.

J’ai pris le sachet. Dedans, il y avait une carte, et une petite broche en métal, rien de précieux. Juste un symbole : un “104” gravé, entouré d’une petite étincelle.

Sur la carte, ils avaient écrit : « À notre étincelle. »

Je suis rentrée chez moi ce soir-là avec cette broche dans ma poche. Dans mon petit appartement froid, j’ai fait chauffer une soupe, j’ai posé mon manteau, et je me suis regardée dans le miroir de l’entrée. Une vieille femme. Des rides. Des yeux fatigués. Mais derrière, il y avait quelque chose d’autre : la preuve qu’un geste minuscule peut faire pousser une forêt.

Quelques semaines plus tard, j’ai eu un rendez-vous à l’intendance. Un papier à signer, m’avait-on dit. Je suis arrivée, méfiante, parce que l’administration, chez moi, ça a toujours voulu dire “problème”.

Le Proviseur adjoint était là, avec la gestionnaire. Ils m’ont proposé une chaise.

— Brigitte, a dit la gestionnaire, nous avons demandé une revalorisation de vos heures. Et une prime exceptionnelle. Pour… pour votre implication.

Je suis restée bouche bée. À mon âge, on ne s’attend plus à ce que le système vous remercie. On s’attend à ce qu’il vous use.

— Et… a ajouté le Proviseur adjoint, nous aimerions aussi que vous acceptiez d’être… la marraine du Point 104. Juste un nom. Une présence. Vous n’aurez rien à faire, vous faites déjà trop.

J’ai serré les lèvres. J’ai senti mes yeux piquer. Je déteste pleurer devant eux. Mais je n’ai pas réussi à retenir.

— Je ne veux pas d’un titre, ai-je soufflé. Je veux juste qu’on les laisse tranquilles.

— C’est précisément ce qu’on veut, a-t-il répondu.

Le printemps est venu. Les couloirs ont senti la craie et les fenêtres ouvertes. Et un soir, au moment de passer la serpillière, j’ai croisé un garçon que je n’avais jamais vraiment remarqué. Un de ces adolescents transparents, ceux qui se fondent dans les murs.

Il s’est arrêté. Il a hésité. Puis il a dit :

— Madame Brigitte… merci.

Ce n’était pas un “merci” de politesse. C’était un “merci” qui venait de loin.

— Pourquoi ? ai-je demandé, bêtement.

Il a baissé les yeux, puis il a lâché, d’une voix rapide :

— Parce que… quand on n’a rien, on a l’impression d’être sale. Même quand on est propre. Et là… là, on peut être normal.

J’ai voulu répondre quelque chose de grand, de beau. Mais il n’y avait rien de plus vrai que le simple.

— Tu es normal, ai-je dit. C’est le monde qui est dur.

L’été est arrivé. Les examens, les dossiers, le bruit. Camille a eu son bac. Je l’ai su parce qu’un matin, elle est venue me voir dans le couloir, en larmes, avec un papier froissé dans la main.

— Je l’ai ! a-t-elle crié, sans se soucier des regards.

Elle m’a serrée dans ses bras. Elle sentait le shampooing et la peur qui s’en va.

— Et vous, Madame, vous allez faire quoi ? a-t-elle demandé, essuyant ses joues.

J’ai souri.

— Moi ? Je vais continuer. Encore un peu. Et après… je ne sais pas. Peut-être que je jardinerai. Peut-être que je ferai des mots croisés.

Elle a regardé ma blouse, mes mains, mon dos raide.

— Vous pourriez vous reposer, maintenant, a-t-elle dit.

Je n’ai pas répondu tout de suite. Puis j’ai murmuré :

— Je me repose déjà un peu, tu sais. Chaque fois que je passe devant cette porte.

Le dernier soir de l’année scolaire, quand les salles se sont vidées et que les murs ont retrouvé leur silence, je suis passée devant l’ancienne place du casier 104. Il n’y avait plus rien, juste une trace plus claire sur la peinture. Comme une cicatrice.

Mais un peu plus loin, près de l’infirmerie, la nouvelle porte était là. Et dessus, la même phrase, toujours, écrite par une main jeune :

« Ici, on ne juge pas. »

Je me suis arrêtée. J’ai posé ma paume sur le bois. J’ai fermé les yeux. Et dans ce couloir désert, à minuit, j’ai entendu quelque chose qui ressemblait à une foule. Pas une foule qui crie. Une foule de petits gestes. Une foule de “tiens”, de “prends”, de “ça va aller”.

Je ne suis pas riche. Je ne suis pas puissante. Je ne suis pas une héroïne de télévision. Je suis une femme de ménage avec une arthrose et une petite pension. Mais dans un lycée, quelque part, il existe un endroit où des ados n’ont plus honte de respirer.

Et ça, pour moi, c’est une victoire.

Alors, si vous lisez ceci et que vous vous dites “Je ne peux rien faire”, souvenez-vous : il a suffi d’un jogging glissé sous une porte. Puis d’un casier cassé. Puis d’un “nous”.

La bonté est contagieuse. Et parfois, elle porte un numéro, tout bêtement.

104.

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