Il pensait avoir rangé le passé au fond d’un tiroir.
Mais ce matin-là, le collier de son vieux chien est retombé entre ses mains.
Il sentait encore le sel, la pluie… et quelque chose d’autre.
Sous le cuir usé, une petite médaille qu’il n’avait jamais vue.
Et dans cette médaille, la dernière chose que sa femme avait voulu lui dire.
Partie 1 — Le collier au fond du tiroir
Jean-Louis Maréchal n’aimait pas trop ouvrir le buffet du couloir.
C’était un meuble en chêne, massif, qui grinçait comme un vieux bateau à chaque fois qu’on tirait le tiroir du haut.
Sa femme disait toujours que ce meuble avait du caractère.
Depuis qu’elle n’était plus là, il avait surtout l’air de lui tenir tête.
Ce matin-là, à Perros-Guirec, la lumière était pâle derrière la fenêtre de la cuisine.
Une pluie fine venait lécher les vitres, presque timidement.
On était en avril, ce moment de l’année où l’hiver ne veut pas vraiment partir, et où le printemps hésite à s’installer.
Jean-Louis tenait une tasse de café tiède entre ses mains.
Il ne le buvait plus vraiment chaud depuis longtemps.
Il prenait son temps pour tout, désormais.
Boire, s’habiller, sortir.
Éviter de penser.
La radio parlait à mi-voix, posée sur le frigo.
Une voix douce évoquait la météo, les marées, les coefficients.
Cela le rassurait, cette routine-là.
Les marées, au moins, ne partaient jamais pour de bon.
Au bout d’un moment, il se leva avec un petit soupir et posa sa tasse dans l’évier.
Il avait décidé de « faire un peu de tri » comme disait sa voisine, Mme Le Guen.
Elle répétait souvent que laisser dormir les choses, c’était laisser dormir les souvenirs.
Et que parfois, il fallait les réveiller pour qu’ils nous laissent enfin tranquilles.
Jean-Louis haussa les épaules en y repensant, mais il se dirigea pourtant vers le couloir.
Le buffet l’attendait, silencieux.
Il posa la main sur le tiroir du haut et inspira sans s’en rendre compte.
Puis il tira.
L’odeur de bois ciré et de vieux papier l’enveloppa aussitôt.
Il y avait là des nappes qu’on n’utilisait plus, des serviettes brodées par sa belle-mère, quelques vieilles photos dans des enveloppes, et un sac en tissu bleu.
Ce sac, il le reconnut tout de suite.
C’était celui dans lequel ils rangeaient les jouets de Brume, leur golden retriever.
Brume.
Rien que le nom lui serra un peu la gorge.
Voilà trois ans que le chien était parti, au cœur d’un matin d’hiver, dans un souffle à peine audible.
Il n’y avait pas eu de grande scène.
Juste un silence, un vide, une couverture beige sur le carrelage de la cuisine.
Et l’odeur du poil encore chaud.
Jean-Louis prit le sac en tissu entre ses mains.
Il hésita, ses doigts serrant le cordon.
Puis il l’ouvrit.
L’odeur lui revint tout de suite.
Un mélange de cuir, de sel, et de cette humidité typique des promenades sous la pluie.
Au fond, roulé sur lui-même, il y avait le collier de Brume.
Le cuir était un peu craquelé, la boucle légèrement ternie.
Mais c’était lui.
Le collier qui avait suivi le chien sur les plages, dans les chemins, jusqu’au jardin derrière la maison.
Jean-Louis le prit avec précaution, comme s’il pouvait encore faire mal.
Il le porta à son nez.
Il y avait toujours ce parfum discret de mer et de terre mouillée.
Et quelque chose d’autre, de plus impalpable.
Comme une trace de vanille, ou de lessive.
Il pensa à sa femme, Hélène.
Hélène avait adoré ce chien presque autant que lui.
C’était elle qui l’avait baptisé « Brume » le premier matin où il avait couru dans le jardin, disparaissant dans un voile de pluie.
Elle riait alors, la tête renversée, les cheveux un peu collés sur les tempes.
« On dirait un bout de brouillard qui a pris vie », avait-elle dit.
Il rouvrit les yeux.
La cuisine était silencieuse.
Juste la pluie, toujours, qui tapotait contre les vitres.
Et ce collier lourd entre ses doigts.
En le manipulant, Jean-Louis sentit sous son pouce une petite irrégularité.
Au niveau de la médaille ronde, celle où était gravé simplement : « BRUME – PERROS-GUIREC – 06… ».
Un numéro de téléphone qui n’était plus le sien, d’ailleurs.
Il fronça les sourcils.
Il y avait comme un petit renflement au dos de la médaille.
Il s’assit à la table de la cuisine, poussa un magazine et posa le collier devant lui.
La lumière grise du dehors tombait juste dessus.
Il observa plus attentivement.
La médaille n’était pas tout à fait comme dans son souvenir.
Au dos, une fine ligne, presque invisible, coupait le métal en deux.
Comme une charnière minuscule.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire… » murmura-t-il.
Il se leva pour aller chercher ses lunettes dans le salon.
Sur le buffet, près de la télévision, une photo d’Hélène le regardait.
Prise un soir d’été, sur le port, avec un cornet de glace à la main.
Elle portait un foulard bleu autour du cou, celui qu’il n’avait jamais eu le courage de donner.
Il sentit son regard à la fois doux et malicieux le suivre jusqu’à la cuisine.
Jean-Louis remit ses lunettes sur son nez et reprit la médaille.
De près, la petite ligne semblait plus nette.
Il passa l’ongle dessus, délicatement.
La médaille bougea à peine, fit un petit clic presque inaudible.
Son cœur battit un peu plus vite.
Il chercha un petit couteau dans le tiroir de la table.
Pas un couteau tranchant, non, un vieux couteau à beurre, au bout rond.
Il ne voulait pas forcer, juste glisser la pointe dans la fente.
Ses mains tremblaient légèrement.
Peut-être à cause de l’âge.
Peut-être à cause d’autre chose.
Pendant un instant, il eut envie de tout remettre dans le sac.
Fermer le tiroir.
Remettre le collier à sa place dans le noir.
Ne pas savoir.
Ne pas changer l’équilibre fragile de ses journées.
Il vivait avec ses manques, ses regrets, ses habitudes.
C’était bancal, mais supportable.
Mais la curiosité fut plus forte.
Ou peut-être autre chose : un sentiment plus profond, comme si ce collier, ce matin-là, avait choisi de se rappeler à lui.
Comme si Brume, d’une certaine façon, venait lui donner un coup de museau pour le pousser vers l’avant.
« Bon, on y va, mon vieux », souffla-t-il, comme s’il parlait au chien.
Il glissa doucement le bout du couteau dans la fente.
La médaille résista un peu, puis céda.
Elle s’ouvrit comme un minuscule médaillon, en deux parts égales.
À l’intérieur, soigneusement plié, il y avait un petit morceau de papier.
Le souffle de Jean-Louis se suspendit.
Le papier était jauni, comme s’il avait plusieurs années.
Il le tira avec précaution, du bout des doigts.
C’était un rectangle à peine plus grand qu’un timbre-poste.
Il le déplia, lentement.
Les lettres, écrites à l’encre bleue, étaient fines, penchées, légèrement irrégulières.
Il reconnut immédiatement l’écriture d’Hélène.
Cette façon de faire remonter les « l » un peu trop haut et de terminer les « s » en boucle.
Ses yeux piquèrent, soudain.
Il cligna plusieurs fois des paupières pour chasser le voile qui montait.
Sur le petit papier, il y avait une seule phrase.
Mais avant qu’il ne la lise vraiment, son regard fut attiré par quelque chose d’autre.
Juste en dessous du mot « pardon », qu’il distingua à peine, une date était notée.
Une date qui lui fit l’effet d’une lame de froid dans le ventre.
C’était le jour où Brume était arrivé dans leur vie.
Et le jour où sa fille, Claire, avait quitté la maison en claquant la porte.
Jean-Louis resta immobile, le papier tremblant entre ses doigts.
La pluie, dehors, semblait tomber un peu plus fort.
Au loin, on entendait vaguement, étouffé par les murs, le cri d’une mouette au-dessus du port.
Il relut la date, comme pour vérifier qu’il ne se trompait pas.
Non, c’était bien ce jour-là.
Cette journée-là.
Celle qu’il aurait préféré effacer de sa mémoire, mais qui revenait parfois la nuit, comme une vague obstinée.
Ses lèvres murmurèrent, presque sans son :
« Hélène… qu’est-ce que tu as fait ? »
Il baissa les yeux vers le petit papier, décidé cette fois à lire la phrase en entier.
Mais à ce moment précis, le téléphone fixa accroché au mur se mit à sonner dans un bruit sec qui le fit sursauter.
Le papier glissa de ses doigts et tomba sur la table, face pliée vers le bas.
La sonnerie insistait, régulière, un peu agaçante.
Il hésita : répondre ou laisser sonner.
Comme souvent, il pensa à Claire.
Et si c’était elle, après tout ce temps ?
Sans plus réfléchir, il se leva pour décrocher.
Derrière lui, sur la table, le collier de Brume était étendu comme un petit cercle fermé.
Et sous la lumière grise, le papier attendait, plié à moitié, avec les mots d’Hélène encore cachés.
« Allô ?… » dit Jean-Louis d’une voix un peu rauque.
Une voix féminine hésita au bout du fil.
« Bonjour, Monsieur Maréchal ? C’est… c’est à propos de votre fille. »
Le cœur de Jean-Louis fit un bond.
Il jeta un regard par-dessus son épaule, vers la table, vers le collier, vers le petit papier.
Il eut soudain la certitude étrange que tout cela – la médaille, le message, la date – était lié.
Qu’un secret, resté coincé entre le cuir et le métal, venait enfin de décider de remonter à la surface.
Et que sa vie, tranquille et grise comme la pluie sur les vitres, était peut-être sur le point de changer.
Cliquez sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire ⏬⏬






