Partie 2 — La phrase dans la médaille
« C’est… à propos de votre fille. »
La voix au bout du fil était douce, un peu hésitante.
Jean-Louis serra le combiné un peu plus fort.
— Oui… oui, c’est bien moi, répondit-il. Qu’est-ce qui se passe ?
— Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de grave, dit la voix. Je suis infirmière au cabinet du docteur Martin, à Rennes. Votre fille Claire nous a donné votre numéro comme personne à prévenir en cas de besoin.
Jean-Louis resta silencieux. Le mot « besoin » résonna dans sa tête.
— Elle va bien, ajouta la femme, comme si elle avait deviné sa peur. Elle est venue pour une petite intervention, rien de sérieux. Mais nous essayons de savoir si elle a quelqu’un proche d’elle… quelqu’un sur qui compter, au cas où. Elle a mentionné que vous habitiez à Perros-Guirec.
Jean-Louis déglutit.
— Oui… c’est exact, murmura-t-il.
Il y eut un léger froissement de papier à l’autre bout du fil.
— Elle sortira dans l’après-midi, poursuivit l’infirmière. Elle a dit qu’elle rentrerait seule. Elle n’a pas demandé qu’on vous appelle, mais… je me permets. Elle a eu l’air… comment dire… très émue en prononçant votre nom.
Jean-Louis resta immobile, comme si le téléphone pesait soudain des kilos.
— Je… je comprends, balbutia-t-il. Merci de m’avoir prévenu.
— Je vous en prie. Bonne journée, Monsieur Maréchal.
La ligne se coupa dans un petit clic sec.
La cuisine retrouva son silence, seulement troublé par le bruit de la pluie et la radio qui parlait maintenant d’un concours de pêche en mer.
Jean-Louis resta un moment debout, le combiné encore à la main.
« Elle a donné votre numéro. »
« Elle a eu l’air émue. »
Il reposa le téléphone sur son support avec précaution, comme on reposerait une tasse fragile.
Puis il retourna s’asseoir lentement à la table, face au collier de Brume.
Le petit papier était toujours là, posé à côté, à moitié déplié.
Tout à l’heure, il avait eu peur de le lire.
Désormais, il en avait besoin.
Il le prit avec des doigts un peu moins sûrs, déplia doucement les derniers plis.
L’encre avait pâli, mais restait lisible.
La phrase, courte, tenait sur deux lignes :
« Si tu trouves ce message, c’est que Brume est parti.
Pardonne-toi, et appelle notre fille. Ce n’est pas toi qui l’as chassée. — H. »
Pendant un long moment, Jean-Louis ne bougea plus.
Les mots semblaient flotter devant ses yeux.
« Pardonne-toi. »
« Ce n’est pas toi qui l’as chassée. »
Il relut plusieurs fois, comme s’il espérait que les lettres allaient se réarranger pour dire autre chose.
Mais non.
C’était bien écrit.
C’était bien la main d’Hélène.
Et ce « H. » final, cette initiale qu’elle mettait parfois sur des petits mots laissés sur la table : « Poisson au four au frigo. H. »
Ou sur des cartes d’anniversaire : « Avec tout mon amour. H. »
Une vague de souvenirs remonta à la surface.
C’était ce jour de novembre, quinze ans plus tôt.
La date sur le papier, marquée dans un coin : 12/11.
Il revoyait la lumière grise, le vent qui poussait la pluie contre les fenêtres.
Claire, debout au milieu du salon, son sac de voyage ouvert à ses pieds.
Sa voix qui montait, la sienne qui répondait.
Des mots trop durs.
Trop rapides.
Partis plus vite que la pensée.
Elle voulait partir à Lyon avec cet homme qu’il n’aimait pas.
Elle parlait de travail, de liberté, d’avenir.
Lui parlait de racines, de loyauté, de prudence.
Et entre les deux, un gouffre qui s’élargissait.
Il se souvenait précisément de la phrase qui lui avait échappé, tranchante comme un coup de couteau :
« Si tu passes cette porte, ne reviens pas te plaindre après. »
Le visage de Claire s’était figé.
Ses yeux s’étaient remplis d’une colère tremblante.
Elle avait attrapé son sac, l’avait fermé d’un geste sec.
Puis la porte avait claqué.
Voilà ce dont il se souvenait.
Mais de ce qui s’était passé ensuite, il n’avait qu’une idée floue.
Il se rappelait avoir vu Hélène sortir en courant sur le trottoir, un manteau à peine enfilé, les cheveux emmêlés.
Il se rappelait les éclats de voix étouffés par la pluie, loin, puis le silence.
Quand elle était revenue, trempée, elle ne lui avait rien dit.
Juste : « On verra bien. »
Et le soir même, elle lui avait parlé d’aller voir un chien à la SPA de Lannion.
À l’époque, il avait cru comprendre : elle voulait combler le vide laissé par leur fille.
Remplir la maison d’un autre pas, d’un autre souffle.
Aujourd’hui, devant le papier plié, il se demanda ce qu’elle avait vraiment fait ce jour-là.
Est-ce qu’elle avait rattrapé Claire ?
Est-ce qu’elle lui avait dit des mots qu’il ignorait ?
Est-ce que c’était elle, finalement, qui avait prononcé la phrase définitive ?
Ou, au contraire, qui avait essayé de la retenir ?
Et pourquoi avait-elle écrit : « Ce n’est pas toi qui l’as chassée » ?
Jean-Louis sentit une brûlure monter dans sa poitrine.
Des années entières de culpabilité, tassées au fond de lui, commençaient à bouger.
Depuis quinze ans, il portait cette idée : c’était lui, lui seul, qui avait brisé quelque chose ce jour-là.
Lui, avec ses mots trop lourds.
Lui, avec son entêtement.
Il posa la main sur le collier de Brume, comme on s’agrippe à une rambarde.
— Tu savais, toi ? murmura-t-il d’une voix rauque.
Tu savais que ta médaille cachait ça ?
Il eut un petit rire sans joie.
Bien sûr que non, le chien ne savait rien.
Et pourtant…
Brume avait été là, tous les jours, comme un pont silencieux entre lui et le monde.
Entre lui et Hélène.
Entre lui et cette fille qui ne venait plus.
Il se leva brusquement, prit le collier dans sa main, et alla jusqu’à la fenêtre.
Dehors, la pluie avait ralenti.
On devinait au loin la ligne pâle de la mer derrière les maisons.
Le ciel s’éclaircissait d’une nuance plus claire, presque argentée.
Il avait l’habitude d’aller marcher le matin, même seul.
Mais ce jour-là, il sentit un élan différent.
Comme si ses jambes voulaient retrouver un chemin ancien, celui qu’il faisait jadis avec Hélène et Brume.
Il enfila sa vieille veste imperméable, glissa le collier dans sa poche, et sortit.
Dans la rue, l’air sentait l’iode et l’asphalte mouillé.
Les pavés brillaient sous les flaques.
Quelques touristes, rares à cette saison, marchaient tête baissée, leurs parapluies ouverts comme de petites tentes colorées.
Jean-Louis descendit tranquillement vers le port.
Chaque pas lui rappelait un souvenir.
Là, sur le trottoir fissuré, Brume s’arrêtait toujours pour renifler une jardinière débordant de géraniums.
Plus bas, près de la boulangerie, Hélène s’attardait pour acheter un pain encore chaud, et le chien restait assis, patient, regard tourné vers la porte.
Sur le quai, ils s’asseyaient souvent sur un banc face aux bateaux, en partageant un morceau de brioche.
Brume, assis entre eux, les yeux mi-clos, le museau levé vers le vent.
Il arriva jusqu’à ce banc-là, justement.
Il était un peu humide, mais ça n’avait pas d’importance.
Jean-Louis s’assit et sortit le collier de sa poche.
Le cuir se réchauffa doucement dans sa main.
Il relut encore une fois le petit papier.
Les mots ne changeaient pas.
Alors, il laissa ses pensées remonter, comme on laisse remonter des bulles dans l’eau.
Hélène, assise un soir à la table de la cuisine, un stylo entre les doigts.
Elle pensant à leur fille, à lui, au chien qui dormait roulé en boule près du radiateur.
Elle glissant ce mot secret dans la médaille, sans rien dire.
Comme si elle préparait une bouteille à la mer, pour un futur qu’elle ne verrait peut-être pas.
« Si tu trouves ce message, c’est que Brume est parti. »
Ça voulait dire qu’elle savait que l’un et l’autre, l’homme et le chien, avaient besoin l’un de l’autre.
Que tant que Brume serait là, Jean-Louis ne serait pas prêt.
Que ce serait seulement après, quand le silence serait trop grand, qu’il oserait peut-être chercher.
Il leva les yeux vers la mer.
Les mouettes tournaient au-dessus des bateaux.
Une petite houle faisait cliqueter les mâts les uns contre les autres, comme des verres qui s’entrechoquent.
— D’accord, souffla-t-il enfin. J’ai compris.
Le vent emporta ses mots vers le large.
Il replia soigneusement le papier et le remit dans la médaille, qu’il referma d’un petit clic.
Puis il posa le collier sur ses genoux.
Il resta là un long moment, immobile, à regarder les vagues.
Une question revenait sans cesse dans sa tête :
« Et maintenant ? »
De retour à la maison, l’après-midi était déjà bien entamée.
La pluie avait cessé, laissant sur les vitres des traînées transparentes.
Un rayon de soleil timide essayait de se frayer un chemin entre les nuages.
Jean-Louis posa le collier sur la table, à côté du téléphone.
Il se dirigea vers le buffet du salon, ouvrit la porte du bas.
Au fond, il y avait une boîte en carton où il conservait des papiers anciens : factures, contrats, vieux carnets d’adresses.
Il sortit un petit carnet à couverture bleue.
Celui de l’époque où Claire habitait encore là.
Les pages, jaunies par le temps, étaient remplies de numéros écrits à la main.
« Claire – portable. »
« Claire – Lyon. »
Puis, plus loin : « Claire – nouveau numéro. »
Il traça du doigt la dernière série de chiffres.
Était-elle encore valable ?
Il n’en savait rien.
Peut-être pas.
Mais c’était un début.
Il retourna s’asseoir devant le téléphone.
Le carnet ouvert.
Le collier de Brume à portée de main.
Le cœur battant un peu trop vite pour un simple appareil en plastique blanc.
Il décrocha.
Le bip continu résonna dans son oreille.
Il composa les trois premiers chiffres.
S’arrêta.
Reposa doucement le combiné.
Pas encore.
Il inspira profondément, ferma les yeux un instant.
Dans ce silence, il crut presque entendre un bruit familier : les griffes de Brume sur le carrelage, le petit souffle du chien qui vient poser sa tête sur ses genoux quand il hésite trop.
— Je sais, je sais, murmura-t-il. J’y vais.
Il recommença.
Un chiffre.
Puis un autre.
Puis un troisième.
Sa main tremblait légèrement, mais il continua.
Au huitième chiffre, il s’interrompit à nouveau.
Il sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine.
La peur.
La honte.
Et, quelque part derrière, une petite lumière ténue : l’espoir.
Sur la table, la médaille de Brume brillait discrètement.
Le papier, à l’intérieur, continuait de veiller.
Jean-Louis reposa le combiné, une deuxième fois.
Il n’y arriva pas encore… mais quelque chose avait bougé.
Il le savait : la prochaine tentative irait plus loin.
Il prit alors une décision plus modeste, plus à sa portée :
il s’assit, sortit une feuille blanche, un stylo, et écrivit en haut, d’une écriture un peu hésitante :
« Ma chère Claire… »
Les mots viendraient lentement, peut-être maladroitement.
Mais, pour la première fois depuis des années, ils avaient accepté de se mettre en chemin.
Et, sous le ciel changeant de Perros-Guirec, il sembla à Jean-Louis que la maison respirait un peu mieux.
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