Partie 3 — La lettre jamais postée
Pendant une bonne heure, la feuille resta devant lui, avec seulement ces trois mots tout en haut :
« Ma chère Claire… »
Jean-Louis tenait son stylo comme on tiendrait une rame sans savoir dans quelle direction ramer.
Les phrases venaient, puis s’effaçaient dans sa tête.
Il avait tellement de choses à dire qu’il ne savait plus par où commencer.
S’excuser ?
Expliquer ?
Parler de sa solitude, de la maison, de la mer ?
Ou simplement lui dire qu’il pensait à elle chaque matin, en ouvrant les volets ?
Il leva les yeux vers la fenêtre.
Dehors, le ciel s’était éclairci.
Une bande de lumière glissait sur les toits humides et, plus loin, sur la ligne de mer.
Il y avait comme une promesse dans cet éclaircissement.
Il baissa à nouveau le regard sur le papier.
Le stylo finit par se poser juste sous les trois mots, et il écrivit :
« Je ne sais pas si cette lettre arrivera jusqu’à toi, mais je vais quand même l’écrire. »
Rien que cette phrase là le soulagea un peu.
Il se sentit autorisé à être maladroit.
À être lui-même.
Les phrases suivantes vinrent plus facilement.
Il parla d’abord de choses simples.
Du jardin, où les hortensias reprenaient des couleurs.
Du port, qui semblait plus calme depuis quelques années.
De Mme Le Guen, qui passait encore tous les lundis avec ses histoires de marché.
Puis, presque sans s’en rendre compte, il glissa vers ce qu’il avait toujours évité.
« Je repense souvent à ce jour de novembre, écrivit-il.
Je me souviens de mes mots, de la porte qui claque, de ton sac sur l’épaule.
Pendant longtemps, j’ai cru que tout était de ma faute.
Peut-être que c’est encore vrai en partie.
Mais aujourd’hui, j’ai trouvé quelque chose qui me fait voir les choses autrement. »
Il posa le stylo, relut.
Il hésita à ajouter le mot « collier », le nom de Brume, la médaille.
Puis il sourit tristement.
Bien sûr qu’il en parlerait.
Brume avait fait partie de leur histoire à tous.
Il reprit le stylo.
« Tu te souviens de Brume ?
De la première fois où il a mis les pattes dans la mer, et où tu as ri parce qu’il avait plus peur des vagues que toi ?
Aujourd’hui, j’ai rouvert le tiroir où nous avions rangé son collier.
Et à l’intérieur de sa médaille, ta mère avait glissé un message pour moi. »
Il s’arrêta un moment.
Le souvenir de l’écriture d’Hélène lui serra la gorge.
Il sentit ses yeux se remplir, mais il ne chercha pas à retenir quoi que ce soit.
Les larmes roulèrent un peu, silencieuses, sur ses joues.
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vraiment pleuré.
Pas comme ça.
Pas de cette façon fluide, simple.
Il essuya d’un revers de main maladroit les petites gouttes tombées près de la marge.
Puis il continua.
« Elle m’a écrit que ce n’était pas moi qui t’avais chassée.
Que je devais apprendre à me pardonner.
Je ne sais pas exactement ce qui s’est dit entre vous deux ce jour-là, devant la maison.
Elle n’a jamais voulu me le raconter.
Mais je crois maintenant que nous avons chacun porté notre part de malentendus.
Toi, avec tes rêves.
Moi, avec mes peurs.
Elle, avec son silence. »
Les lignes se remplirent, doucement.
Le temps sembla se dilater autour de lui.
La radio, dans la cuisine, s’était tue depuis longtemps.
La maison n’entendait plus que le frottement de la plume sur le papier.
Au bout d’un moment, il posa son stylo et relut tout.
Ce n’était pas parfait.
Certaines phrases étaient un peu bancales.
Mais elles étaient vraies.
En bas de la page, il ajouta :
« Je ne sais pas si tu souhaites me revoir.
Mais sache une chose : la porte ici n’a jamais été fermée pour toi.
Ni celle de la maison, ni celle de mon cœur.
Ton père,
Jean-Louis. »
Il signa, puis referma doucement le capuchon du stylo.
Il resta encore un instant à regarder la lettre, comme on regarde un paysage avant de tourner le dos.
Un peu plus tard, il plia la feuille en trois et la glissa dans une enveloppe blanche.
Sur le recto, il écrivit simplement :
« Claire Maréchal »
et, en dessous, la dernière adresse qu’il connaissait, à Lyon.
Il hésita à ajouter « ou à transmettre », au cas où quelqu’un d’autre habiterait là maintenant.
Puis il se dit que le facteur saurait faire au mieux.
L’enveloppe à la main, il enfila sa veste à nouveau.
Il avait besoin de marcher.
Sur le chemin de la boîte aux lettres, il passa devant la maison de Mme Le Guen.
La voisine était justement en train de secouer un tapis à sa fenêtre.
— Ah, Monsieur Maréchal ! lança-t-elle. Vous allez à La Poste par ce temps ? Vous êtes courageux !
Il leva la lettre, comme une petite excuse.
— Juste un courrier important, répondit-il. Il a attendu assez longtemps.
Elle pencha la tête de côté, intriguée, mais n’insista pas.
Elle n’était pas du genre à fouiller dans la vie des autres.
Juste à poser des questions pour vérifier que tout allait bien.
— Si vous passez devant la boulangerie, prenez-vous une baguette ? Je vous rembourse après.
Jean-Louis sourit.
Les habitudes, ça rassure.
— Bien sûr, dit-il. Une bien cuite, comme d’habitude ?
— Comme d’habitude, confirma-t-elle avec un clin d’œil.
Il poursuivit sa route, l’enveloppe dans une main, sa liste de petites choses à faire dans l’autre.
La boîte aux lettres se trouvait juste à côté de la boulangerie.
Une vieille borne jaune, un peu écaillée, mais digne.
Arrivé devant, il resta un moment immobile.
La fente lui sembla soudain très étroite.
Comme si elle jugeait les lettres qu’on y glissait.
Il caressa l’enveloppe du pouce.
— On y va, murmura-t-il à mi-voix.
À cet instant précis, un souvenir jaillit.
Brume, encore jeune, tirant sur sa laisse devant cette même boîte aux lettres, impatient d’aller plus vite.
Claire riait.
— « Doucement, gros nuage ! » disait-elle en le retenant.
Et lui, Jean-Louis, faisait semblant de râler, mais il n’avait jamais été aussi heureux.
Le souvenir posa une main invisible dans son dos.
Il inspira profondément, puis glissa la lettre dans la fente.
Un petit bruit sourd lui répondit, celui d’un courrier qui tombe sur d’autres.
Voilà.
C’était fait.
Il resta là quelques secondes, la main encore en suspens.
Puis il laissa tomber son bras le long du corps.
Quelque chose en lui s’allégeait doucement.
À la boulangerie, il acheta une baguette pour lui, une pour Mme Le Guen.
La boulangère, souriante, fit un commentaire sur le temps qui changeait.
Il répondit vaguement, l’esprit ailleurs.
Sur le retour, il ne put s’empêcher de glisser la main dans sa poche.
Ses doigts se refermèrent sur le collier de Brume, qu’il n’avait pas quitté.
— Merci, vieux, souffla-t-il. Sans toi, je crois que je n’aurais jamais osé.
L’après-midi avançait lorsqu’il rentra chez lui.
Il déposa la baguette de sa voisine sur le rebord de sa fenêtre, comme ils en avaient pris l’habitude, puis rentra dans sa propre maison.
Une fatigue étrange s’abattit sur lui.
Pas une fatigue lourde, comme celle des mauvais jours.
Plutôt un relâchement, comme après un effort longtemps repoussé.
Il se servit un verre d’eau, s’assit dans le fauteuil du salon, face à la fenêtre.
La lumière dorée de fin de journée commençait à se poser sur les façades.
Sur la table basse, à portée de main, il avait posé le collier.
Il le regarda un moment, puis le prit et se leva.
Sur le buffet, à côté de la photo d’Hélène au port, un petit clou attendait depuis longtemps.
Hélène disait toujours qu’ils y accrocheraient « quelque chose d’important », un jour.
Ils n’avaient jamais su quoi.
Jean-Louis s’approcha.
Avec un geste lent mais sûr, il accrocha le collier de Brume à ce clou.
Le cuir dessina un petit cercle tranquille contre le bois.
La médaille pendait au centre, réfléchissant un peu de lumière.
— Ça te va, là ? demanda-t-il tout bas.
Comme si, de cette place, le chien pouvait encore garder un œil sur la maison.
Il fit un pas en arrière pour regarder l’ensemble.
La photo d’Hélène, le collier de Brume, et, un peu plus loin, sur une étagère, un cadre où Claire, adolescente, riait au bord de l’eau, un cerf-volant à la main.
Les trois étaient de nouveau dans la même pièce.
Pas encore réunis pour de vrai, mais presque.
Le soir venu, il prépara un dîner simple : une omelette, un peu de salade, un morceau de fromage.
Il mangea sans se presser, en écoutant la radio qui diffusait des chansons d’un autre temps.
Au moment de se coucher, il eut un réflexe qu’il n’avait pas eu depuis longtemps : il ouvrit le tiroir de sa table de nuit et sortit un vieux carnet.
Sur les premières pages, il y avait des notes sur les marées, sur les jours de marché.
Plus loin, quelques lignes sur Brume, sur sa première nuit à la maison.
Encore plus loin, des phrases jetées au hasard, jamais terminées, qu’il avait commencées après la mort d’Hélène, sans aller bien loin.
Cette fois, il tourna vers une page blanche.
En haut, il écrivit :
« Choses à dire à Claire, si elle rappelle. »
Et, en dessous, comme des petites pierres posées pour ne pas perdre le chemin, il inscrivit des mots simples :
« Je suis désolé. »
« Je t’ai aimée beaucoup trop en te faisant peur. »
« Ta mère t’aimait plus que tout. »
« La maison est toujours la tienne. »
Il referma le carnet avec douceur.
Puis il éteignit la lampe.
Dans le noir, il entendit la mer au loin, comme un souffle régulier.
Et, juste avant de s’endormir, une pensée le traversa, claire et paisible :
La lettre était partie.
Quelque chose, quelque part, avait recommencé à circuler entre lui et sa fille.
Et, suspendu au mur du salon, le collier de Brume semblait veiller sur ce mouvement invisible, comme autrefois le chien veillait sur leurs pas sur la plage.
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