Partie 4 — La voix au bout du fil
Les jours qui suivirent l’envoi de la lettre eurent une saveur étrange.
Rien n’avait vraiment changé… et pourtant tout était un peu différent.
Jean-Louis continuait à ouvrir ses volets le matin, à écouter la météo des marées à la radio, à faire son tour jusqu’au port.
Mais derrière chaque geste habituel, il y avait comme un fil tendu vers ailleurs.
Vers une boîte aux lettres à Lyon.
Vers une main qui ouvrirait une enveloppe.
Vers des yeux qui liraient ses mots.
Il ne se l’avouait pas vraiment, mais il guettait les bruits du facteur.
Le moteur du petit scooter jaune dans la rue.
Le cliquetis de la boîte en métal.
Même si, au fond, il savait qu’une réponse ne viendrait pas si vite.
Peut-être même pas du tout.
Pour tenir le temps, il s’accrochait à de petites choses.
Un matin, sur le chemin du marché, il croisa un jeune couple avec un golden retriever.
Le chien avançait au bout de sa laisse, la queue qui battait comme un métronome joyeux.
Sa robe couleur de miel était un peu plus claire que celle de Brume, mais le regard… le regard était le même.
Le chien s’arrêta net en passant près de Jean-Louis.
Il renifla le bas de sa veste, puis leva la tête vers lui, les oreilles en avant.
Jean-Louis eut un sourire surpris.
— Eh bien, mon grand, on se connaît ? murmura-t-il.
Le maître tira légèrement sur la laisse.
— Oh, désolé, il fait ça avec tout le monde, dit-il. Il adore les gens.
Mais le chien restait planté là, les yeux fixés sur Jean-Louis, comme s’il sentait quelque chose de particulier.
— Il s’appelle comment ? demanda Jean-Louis.
— Mistral, répondit la jeune femme. On l’a adopté à la SPA l’an dernier.
Le mot « adopté » résonna doucement en lui.
Il pensa à Brume.
À la première fois où ils l’avaient vu, derrière un grillage.
Au regard d’Hélène, qui avait dit simplement : « C’est lui. »
Il caressa rapidement la tête du chien.
— Tu as de la chance, Mistral, dit-il. Tu es tombé dans une bonne maison.
En s’éloignant, il se sentit étrangement réconforté.
Les chiens passaient, les vies continuaient.
Mais les liens restaient, d’une façon ou d’une autre.
Les nuits, en revanche, étaient plus agitées.
Une de ces nuits-là, il fit un rêve si net qu’il lui sembla réel au réveil.
Il se voyait sur la plage de Trestraou.
Le ciel était doré, comme les fins d’après-midi d’août.
Hélène marchait à côté de lui, les pieds nus dans le sable, ses chaussures à la main.
Brume courait devant, faisant d’immenses arcs de cercle, revenant vers eux pour repartir aussitôt.
Le bruit des vagues était régulier, apaisant.
À un moment, Hélène s’arrêtait, regardait le chien, puis lui.
— Tu sais, disait-elle, je n’ai pas su faire mieux.
Sa voix dans le rêve avait cette douceur un peu fatiguée qu’il lui connaissait bien.
— Mieux pour quoi ? demandait-il.
— Pour vous deux, répondait-elle. Toi et Claire. J’ai voulu protéger tout le monde, et j’ai surtout gardé le silence.
Elle se tournait alors vers lui, son foulard bleu flottant dans le vent.
— Ce n’est pas toi qui l’as chassée, Jean-Louis, répétait-elle. Vous avez simplement eu peur tous les deux. Toi de la perdre. Elle de ne pas être entendue.
Brume, dans le rêve, venait poser sa truffe contre sa main.
Hélène souriait.
— Il fallait bien quelqu’un pour garder un lien, disait-elle en regardant le chien. Alors j’ai choisi son collier.
Il se réveilla en sursaut.
La chambre était grise, silencieuse.
La mer murmurait au loin.
Sur sa table de nuit, le petit carnet où il avait écrit « Choses à dire à Claire » était resté ouvert.
Il posa la main dessus, comme pour vérifier qu’il était bien réveillé.
Le rêve avait laissé en lui une impression étrange, ni triste, ni joyeuse.
Plutôt une sorte de douceur grave.
Comme si Hélène, une fois encore, avait trouvé le ton juste pour lui parler.
Trois jours plus tard, en début d’après-midi, il était en train d’éplucher des pommes de terre dans la cuisine lorsqu’il entendit sonner le téléphone.
Un seul coup, puis un deuxième.
Il s’essuya les mains à la hâte sur un torchon, secoua les doigts, et gagna le couloir.
— Allô ? fit-il, un peu essoufflé.
Un silence, d’abord.
Puis une respiration.
Et une voix, qu’il reconnut avant même d’enregistrer les mots.
— Bonjour… Papa.
Le monde entier sembla s’arrêter sur ce mot-là.
« Papa. »
Elle ne l’avait plus prononcé pour lui depuis si longtemps qu’il en avait oublié le son.
Sa gorge se serra.
Il dut s’appuyer d’une main contre le mur.
— Claire… souffla-t-il.
Le simple fait de dire son prénom lui donna le vertige.
Il y eut un petit rire nerveux au bout du fil.
— Je vois que le courrier fonctionne encore, dit-elle. Ta lettre… est arrivée.
Il ne savait pas quoi répondre en premier.
« Comment vas-tu ? »
« Merci d’avoir appelé. »
« Pardonne-moi. »
Les phrases se bousculaient.
— Je ne savais pas si l’adresse était encore la bonne, finit-il par dire.
Sa voix lui parut un peu étranglée.
— Je n’habite plus là, répondit-elle. Mais le nouveau locataire a pris le temps de me retrouver via le propriétaire. Il m’a envoyé une photo de l’enveloppe. Ça m’a fait un choc de voir ton écriture.
Elle se tut un instant.
— Je l’ai récupérée il y a deux jours, continua-t-elle. Je l’ai lue… plusieurs fois.
Jean-Louis sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine.
Il imagina sa fille, quelque part à Rennes ou ailleurs, assise à une table, la lettre dans les mains.
— Et… ? demanda-t-il doucement.
Il n’osait pas finir sa phrase.
Et alors ?
Et qu’as-tu pensé ?
Et est-ce que tu m’en veux toujours ?
À l’autre bout du fil, il entendit un souffle, comme si elle regardait par une fenêtre.
— Et je crois que j’en avais besoin, dit-elle.
Sa voix tremblait un peu.
— Tu sais, j’ai souvent imaginé ce que tu penserais si on se reparlait un jour. Mais je ne pensais pas que ça viendrait par la poste.
Elle eut un léger rire, vite étouffé par l’émotion.
— Quand j’ai lu que maman t’avait laissé un message dans la médaille de Brume… j’ai eu l’impression que tout se mélangeait. Le passé, le chien, ce jour-là devant la maison.
Jean-Louis se passa la main sur le front.
— Tu étais là, avec elle, ce jour-là ? demanda-t-il. Après… après que tu as claqué la porte ?
Il retenait presque sa respiration.
— Oui, répondit Claire.
Le souvenir semblait, pour elle aussi, remonter intact.
— Elle m’a rattrapée au coin de la rue. Elle ne m’a pas dit ce que tu avais ressenti. Elle m’a simplement dit : « Ton père est têtu, mais il t’aime plus que tout. Il ne sait pas le montrer autrement. »
Elle m’a aussi dit qu’elle ne voulait pas choisir entre nous deux… et je crois que c’est ce qu’elle a fait, pourtant, en ne parlant jamais vraiment de cette journée.
Jean-Louis sentit une vague de tristesse et de tendresse mêlées l’envahir.
Il revoyait Hélène, trempée, entrant dans la maison ce jour-là, sans un mot.
— Je croyais que tu m’en voulais à cause de cette phrase… murmura-t-il. Celle que j’ai dite dans le salon.
— Je te l’ai reprochée, oui, admit-elle. Pendant longtemps.
Sa voix restait étonnamment calme.
— Mais j’ai compris, avec le temps, que ce n’était pas que ça. Qu’on était tous coincés dans nos peurs. Moi, j’avais peur de devenir comme toi, à rester là, à ne jamais partir. Toi, tu avais peur que je disparaisse. Alors tu as serré trop fort.
Un silence doux s’installa, sans agressivité.
Juste le temps de mesurer les mots.
— Et maman ? demanda Jean-Louis. Tu lui en as voulu, à elle ?
— Oui. Et non, répondit Claire après un temps. Je lui en ai voulu de ne pas te pousser à me rappeler. De ne pas me dire clairement que tu n’étais pas ce père dur que j’avais dans la tête.
Mais je sais aussi qu’elle faisait comme elle pouvait. Elle m’a écrit, elle aussi, un message que j’ai gardé longtemps sans le lire.
La phrase surprit Jean-Louis.
— Elle t’a écrit… à toi aussi ?
— Dans un carnet. Elle m’a donné ce carnet une semaine avant de tomber malade… enfin, avant de partir, corrigea-t-elle doucement.
Je n’ai ouvert la dernière page que l’an dernier.
Elle m’y parlait de toi.
Elle disait que tu ne savais pas demander pardon, mais que tu te le demandais à toi-même chaque nuit.
Jean-Louis eut l’impression que quelqu’un venait de poser une couverture chaude sur des années de froid.
— Elle avait raison, murmura-t-il.
Ils restèrent un moment silencieux, reliés seulement par ce fil fragile.
— C’est drôle, reprit Claire. C’est Brume qui nous ramène l’un vers l’autre, encore une fois.
Il eut un petit sourire que personne ne voyait.
— Tu te souviens de la fois où il a sauté dans la barque des voisins ? demanda-t-il.
Tu avais hurlé en croyant qu’il allait couler.
Elle éclata de rire, cette fois franchement.
— Oui ! Et il nageait comme un phoque, en réalité. Il faisait semblant d’avoir peur pour que je le prenne dans mes bras.
Le rire partagé fit tomber encore un peu de distance.
Pendant quelques secondes, ils ne parlaient plus comme deux étrangers, mais comme deux personnes ayant vécu les mêmes scènes.
— Tu sais, dit-il après un temps, j’ai accroché son collier au mur du salon. Juste à côté de la photo de ta mère au port… et de la tienne avec le cerf-volant.
Je me suis dit que c’était bien qu’il soit entre vous deux.
Il entendit un léger reniflement au bout du fil.
— J’aimerais le revoir, ce collier, murmura Claire. Et la photo. Et la maison.
Ces mots-là tombèrent doucement, mais ils firent dans le cœur de Jean-Louis l’effet d’un grand coup de lumière.
— Tu… tu voudrais venir ? osa-t-il demander.
— Pas tout de suite, répondit-elle. Je dois m’organiser avec le travail, tout ça…
Mais… oui. J’aimerais venir un week-end. Revoir Perros-Guirec. Voir où tu en es. Où j’en suis, aussi.
Il sentit ses yeux le piquer.
— Quand tu voudras, dit-il. La porte est ouverte.
Il marqua une courte pause, puis ajouta :
— Et cette fois, je ne te dirai pas de ne pas revenir.
Elle eut un petit rire mêlé de larmes.
— Moi non plus, je ne claquerai pas la porte, promit-elle.
Ils parlèrent encore quelques minutes.
De choses simples.
De son travail à Rennes.
De l’appartement qu’elle partageait avec une collègue.
D’un chat tigré qui venait parfois dormir sur le rebord de sa fenêtre.
Des hortensias du jardin qui allaient bientôt refleurir.
Puis vint le moment de se dire au revoir.
Ni l’un ni l’autre ne savait très bien comment conclure.
— Tu peux m’appeler quand tu veux, dit-il finalement. Même pour rien. Pour me dire s’il pleut à Rennes.
— Et toi aussi, répondit-elle. Tu as mon numéro, maintenant. Ce serait dommage de n’utiliser que la Poste.
Il sourit.
— Je ferai des progrès avec le téléphone, promit-il.
Et il ajouta, dans un souffle :
— Merci d’avoir appelé, Claire.
— Merci d’avoir écrit, Papa.
Le « Papa » resta longtemps dans l’air après que la ligne eut été coupée.
Les jours suivants prirent une autre couleur.
Jean-Louis se surprit à ranger un peu plus que d’habitude.
À ouvrir le placard de la chambre d’amis pour vérifier si les draps étaient propres.
À se demander quelle confiture Claire préférait maintenant.
Un matin, il demanda à Mme Le Guen :
— Vous qui faites de si bons gâteaux… vous auriez une recette simple, mais qui fait de l’effet ?
Elle leva un sourcil amusé.
— Vous avez invité quelqu’un, Monsieur Maréchal ?
Il rougit presque.
— Disons que… peut-être… quelqu’un devrait venir un de ces jours.
Elle ne posa pas plus de questions.
Elle répondit seulement :
— Dans ce cas, un gâteau au yaourt aux pommes. Ça ne rate jamais. Et ça sent bon dans toute la maison.
Il nota la recette soigneusement sur un bout de papier.
Chaque ingrédient lui donnait l’impression de préparer un accueil.
Le soir, en passant dans le salon, il s’arrêta devant le collier de Brume.
— Tu as entendu ? murmura-t-il.
Elle va peut-être revenir.
Pendant un instant, il eut la sensation très nette qu’une présence douce flottait dans la pièce.
Le reflet de la médaille vibra légèrement dans la lumière du lampadaire.
Il resta là un long moment, le cœur étonnamment calme.
Il savait que tout n’était pas réparé, que des choses restaient à dire, des silences à traverser.
Mais la direction était donnée.
Et au gré des marées de Perros-Guirec, la maison commençait à se préparer, elle aussi, à accueillir de nouveaux pas.
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