Le collier qui sentait encore la mer

Le collier qui sentait encore la mer

Partie 5 — Le secret d’Hélène

Le jour où Claire arriva enfin à Perros-Guirec, le ciel avait choisi d’être doux.
Ni grand soleil éclatant, ni pluie battante.
Juste une lumière laiteuse, tranquille, avec quelques trouées de bleu.

Jean-Louis s’était levé plus tôt que d’habitude.
Il avait ouvert les volets en retenant un peu son souffle, comme si la journée pouvait s’envoler s’il faisait un geste brusque.
Dans la cuisine, il avait posé sur la table tous les ingrédients du gâteau au yaourt de Mme Le Guen.

— Un pot de yaourt, deux de farine… murmurait-il en lisant le papier.
Il parlait tout seul pour calmer ses mains.

L’odeur de pommes et de sucre commença à se répandre dans la maison.
Il y eut un moment où il se surprit à sourire tout seul, en se disant qu’Hélène aurait sûrement commenté la cuisson, qu’elle aurait tapoté le dessus du gâteau du bout des doigts.

— Ça manque deux minutes, Jean-Louis, laisse-le encore un peu, aurait-elle dit.

Il laissa donc le gâteau « encore un peu », pour elle.


Vers onze heures, il sortit sur le pas de la porte.
Claire avait dit qu’elle arriverait en bus jusqu’au centre, puis à pied jusqu’à la maison.
Il ne voulait pas l’attendre derrière les vitres, comme on espère une livraison.
Il voulait simplement être là, dehors, comme on accueille quelqu’un qu’on n’a jamais vraiment cessé d’attendre.

Il repéra sa silhouette de loin.
Un manteau clair, un sac en bandoulière, une démarche qu’il connaissait pourtant bien, malgré les années.
Elle marchait un peu plus lentement qu’autrefois, mais il retrouva dans ses pas la jeune femme pressée qui descendait la rue pour attraper le bus du lycée.

Quand elle fut à quelques mètres, ils s’arrêtèrent tous les deux.

Elle avait quelques rides fines au coin des yeux, comme lui.
Ses cheveux, attachés en queue de cheval, avaient des reflets plus clairs.
Mais son regard… son regard était resté le même.
Un mélange de franchise et de prudence.

— Bonjour, dit-elle simplement.

— Bonjour, répéta-t-il.

Ils restèrent encore un instant silencieux, puis Claire eut un petit sourire.

— Tu as l’air… plus petit, dit-elle doucement. Ou c’est moi qui ai grandi.

Il eut un rire surpris.

— Je crois que c’est un peu des deux.

Ce rire, si léger, fit sauter le verrou invisible qui les retenait.
Il tendit la main, par réflexe.
Elle fit un pas de plus, et ce fut un bras, puis deux, qui se refermèrent maladroitement autour d’elle.

L’étreinte fut un peu raide au début, hésitante.
Puis ils se détendirent l’un contre l’autre.
Ils restèrent ainsi quelques secondes de plus que nécessaire.
Juste assez pour sentir le temps passé… et celui qui reprenait.

Quand ils se séparèrent, il vit que ses yeux brillaient un peu.
Les siens aussi.

— Viens, dit-il. Le gâteau t’attend, et moi aussi.


Dans la maison, Claire se déplaçait lentement, comme dans un musée qui lui serait familier.
Elle touchait parfois le dossier d’une chaise, la poignée d’une porte, comme pour vérifier que tout était bien réel.

En passant dans le salon, elle s’arrêta net.

Sur le mur, au-dessus du buffet, la photo d’Hélène au port.
À côté, le collier de Brume.
Plus loin, la photo d’elle au cerf-volant.

— Tu les as mis ensemble, murmura-t-elle.

— Ça me semblait… juste, répondit-il.
Il ajouta dans un sourire timide :
— Et puis, comme ça, Brume peut continuer à vous surveiller.

Elle s’approcha du collier.
Ses doigts effleurèrent le cuir, la médaille.

— C’est fou, dit-elle. J’ai l’impression de le sentir encore.
Elle ferma les yeux un instant.
— J’ai lu et relu ce que maman t’a écrit. Et ce que tu m’as écrit, toi.

Ils restèrent là, côte à côte, devant le mur, sans parler, pendent quelques secondes.
On aurait dit une petite cérémonie silencieuse.

— Viens goûter le gâteau, dit enfin Jean-Louis. Mme Le Guen serait vexée si on le laisse refroidir trop longtemps.


À table, la conversation se fit d’abord autour de choses simples.
Le bus, le temps à Rennes, son travail, les petits soucis du quotidien.

Puis, la deuxième part de gâteau entamée, Claire posa sa fourchette, doucement.

— Papa ? demanda-t-elle.
Le mot sortit plus facilement que la première fois au téléphone.
— Est-ce qu’on peut parler de… ce jour-là ?
Elle n’avait pas besoin de préciser lequel.

Il hocha la tête.

— J’ai fait une liste, avoua-t-il en se levant pour aller chercher son carnet sur la table de nuit.
— Une liste ? répéta-t-elle, intriguée.

Il revint avec le petit carnet et le posa entre eux.

— Des choses à te dire, si tu rappelais.
Il ouvrit à la bonne page.
Les mots y étaient toujours, un peu tremblés.
— Je ne voulais pas les oublier quand tu serais là.

Elle lut à voix haute, sans moquerie :

— « Je suis désolé. »
Elle releva les yeux vers lui.
— Tu peux me le dire sans papier, tu sais.

Il inspira profondément.

— Je suis désolé, Claire.
Sa voix se cassa légèrement, mais les mots étaient clairs.
— Je t’ai aimé maladroitement. Trop serré. Trop fort. J’ai eu peur pour toi, alors j’ai parlé comme si je voulais t’enfermer. Et j’ai été trop fier… trop lâche, aussi, pour venir frapper à ta porte après.

Les yeux de Claire se remplirent lentement.

— Moi aussi, j’ai été lâche, dit-elle.
— J’ai pris ta phrase comme un verdict, alors que c’était… une phrase de colère.
Elle haussa les épaules.
— Je voulais tellement partir que j’ai utilisé ta phrase comme excuse pour ne pas revenir tout de suite. Pour me dire que c’était de ta faute, pas de la mienne.

Elle essuya une larme.

— Et maman, dans tout ça, continua-t-elle. Elle a voulu protéger tout le monde en ne nous disant pas tout.
Elle glissa la main dans son sac.
— Je crois que… j’ai quelque chose pour toi.

Elle sortit un petit carnet à la couverture usée.

— C’est le carnet dont je t’ai parlé au téléphone, dit-elle. Celui que maman m’a donné.
Elle l’ouvrit à la dernière page.
— Je ne l’avais jamais lu avec toi.

Les lignes, écrites à l’encre bleue, ressemblaient à celles du petit papier caché dans la médaille de Brume.

Claire lut à voix haute :

« Si tu lis ces lignes, c’est que j’ai trop tardé à vous dire les choses en face.
Ton père et toi êtes plus semblables que vous ne le pensez : vous avez tous les deux peur de perdre l’autre.
Il t’a retenue avec des mots trop durs.
Tu es partie avec des silences trop lourds.
Moi, je me suis mise entre vous avec des secrets qui n’aident personne. »

Jean-Louis sentit sa gorge se serrer.

Claire continua :

« Ce jour de novembre, je t’ai rattrapée au coin de la rue.
Je t’ai dit que ton père t’aimait, mais j’ai laissé croire qu’il ne changerait jamais.
Je lui ai dit, à lui, que tu avais besoin de temps, mais je ne lui ai pas dit que tu attendais un geste.
J’ai cru que le temps ferait le travail à ma place.
Le temps n’est pas magicien. Ce sont les cœurs qui doivent se parler. »

Elle marqua une pause, puis lut la fin :

« J’ai demandé à Brume de garder un lien entre vous.
Si un jour tu reviens dans cette maison, regarde son collier.
Il y a un message pour ton père, et ces lignes pour toi.
Mon secret, c’est que je compte sur vous deux, maintenant.
Ce n’est plus à moi de vous réconcilier.
Mais je sais que vous en êtes capables.
— Maman. »

Le silence qui suivit fut doux et lourd à la fois.
Les mots d’Hélène flottaient encore entre eux, comme une présence.

— Elle avait tout prévu, murmura Jean-Louis.
— Et elle avait raison… ce n’était plus à elle de faire le travail.

Claire referma doucement le carnet.

— J’ai longtemps été en colère contre elle, avoua-t-elle. Et contre toi. Et contre moi-même.
— Aujourd’hui, je me dis que… si je suis là, c’est peut-être qu’elle a quand même réussi quelque chose.

Il hocha la tête.

— Elle nous a laissé Brume, dit-il. Et un collier. Et des mots.
Il eut un petit sourire tremblant.
— C’est déjà beaucoup.


Dans l’après-midi, ils descendirent jusqu’à la plage de Trestraou.
Le ciel s’était ouvert.
Des bandes de lumière dorée s’étiraient sur l’eau.

Ils marchèrent côte à côte sur le sable encore mouillé par la marée.
Les mouettes lançaient leurs cris aigus, des enfants construisaient des châteaux un peu plus loin.

— Tu sais, dit Claire, j’ai eu un chat il y a quelques années.
— Je l’ai appelé Nuage, à cause de Brume.
Elle rit doucement.
— Ça m’a aidée, parfois, les soirs où je me demandais si je devais t’écrire.

— Et pourquoi tu ne l’as pas fait ? demanda Jean-Louis, sans reproche.

— Parce que j’avais peur que tu ne répondes pas, admit-elle.
— Ou que tu répondes comme ce jour-là, dans le salon.
Elle regarda la mer.
— Alors j’ai attendu. Trop longtemps.

Ils s’arrêtèrent un moment pour regarder les vagues.

— On a perdu du temps, dit Jean-Louis.
— Mais on n’a pas tout perdu.

Claire se tourna vers lui.

— Il nous reste quoi, à ton avis ?

Il réfléchit une seconde.

— Il nous reste des dimanches au téléphone, proposa-t-il.
— Des gâteaux qui ratent ou qui réussissent.
— Des marées à commenter.
— Et peut-être… des visites. Des vacances. Des histoires à raconter à quelqu’un d’autre, un jour.

Elle le regarda, intriguée.

— Quelqu’un d’autre ?

Il haussa les épaules, un peu gêné.

— Je me dis… si un jour tu as envie de venir avec… quelqu’un. Un ami, un enfant, un chat, peu importe.
— La maison sera encore là. Moi aussi, j’espère.

Elle sourit, les yeux légèrement embués.

— On verra, dit-elle.
— Pour l’instant, je suis juste contente d’être revenue seule. C’était… important.

Ils reprirent leur marche, plus légers.


Le soir, de retour à la maison, ils s’installèrent dans le salon.
La lumière du couchant passait par la fenêtre et venait caresser le collier de Brume.

— Je voudrais te montrer quelque chose, dit Claire en fouillant dans son sac.
Elle en sortit une petite photo abîmée.

On y voyait Hélène, un peu plus jeune, assise dans le jardin avec Brume encore chiot sur ses genoux.
Au bord du cadre, on apercevait un morceau de cerf-volant et un bout de manche d’adolescente.

— C’était le jour où vous êtes allés le chercher à la SPA, dit-elle. Quelqu’un avait pris cette photo sans que je le sache. Je l’ai retrouvée en rangeant des cartons.
Elle la tendit à Jean-Louis.
— Je crois qu’elle a sa place ici.

Il prit la photo entre ses doigts.
Son cœur se serra doucement.
On y lisait déjà tant de choses : la joie d’Hélène, la timidité du chien, la présence à moitié coupée de leur fille.

Il se leva, prit un petit cadre vide qui attendait sur une étagère depuis des années, y glissa la photo.
Puis il la posa sur le buffet, juste en dessous du collier.

— Voilà, dit-il.
— Comme ça, tout le monde est là.

Claire s’approcha.
Ils restèrent tous les deux devant ce petit autel discret : deux photos, un collier, une médaille.

— Tu sais, dit-elle, je ne suis pas sûre qu’on deviendra soudain une famille parfaite.
— On a nos angles, nos silences.

— Heureusement, répondit-il.
— Je ne saurais pas quoi faire dans une famille parfaite.

Ils éclatèrent de rire ensemble.

La maison, autour d’eux, semblait respirer différemment.
Plus large.
Plus claire.


Quand Claire repartit, deux jours plus tard, la séparation n’eut rien à voir avec celle de quinze ans plus tôt.

Ils se retrouvèrent de nouveau devant la porte, mais personne ne tenait de sac de voyage serré comme une arme.
Elle ajusta simplement son manteau, son sac en bandoulière.

— Je reviendrai, dit-elle.
Ce n’était pas une promesse jetée à la légère.
C’était une phrase simple, posée.

— Je t’appellerai dimanche, répondit-il. Pour te dire si mon deuxième gâteau est réussi sans toi.

Elle sourit.

— Et moi, je te dirai si la pluie de Rennes est aussi têtue que celle de Perros-Guirec.

Ils s’embrassèrent, plus naturellement que la première fois.
Puis elle s’éloigna dans la rue.

Jean-Louis resta sur le seuil jusqu’à ce qu’elle tourne au coin.
Une seconde, une impulsion lui prit : l’envie de courir après elle, comme Hélène l’avait fait autrefois.
Mais cette fois, il n’y avait pas besoin.
Elle reviendrait par choix, non par fuite.

Il rentra dans la maison.
Dans le salon, la lumière de fin de matinée jouait sur la médaille de Brume.

Il s’approcha du collier.

— Mission accomplie, vieux, murmura-t-il.
— Tu peux te reposer pour de bon, maintenant.

Le cuir resta immobile, bien sûr.
Mais dans ce silence, il sentit pourtant quelque chose de très doux : une paix nouvelle, qui se déposait enfin sur les années passées.

Il s’assit dans le fauteuil, regarda tour à tour les photos, le collier, la fenêtre ouverte sur la mer.

La culpabilité n’avait pas disparu d’un coup.
Les regrets non plus.
Mais ils avaient changé de forme.
Ils n’étaient plus des pierres attachées à ses pieds.
Plutôt des cailloux lisses dans la poche, qu’on caresse de temps en temps en se souvenant d’où l’on vient.

Au loin, la mer montait avec la marée.
Sur le mur, le collier qui sentait encore la mer brillait légèrement.

Jean-Louis ferma les yeux un instant.
Il pensa à Hélène, à Claire, à Brume.
À cette médaille dans laquelle sa femme avait glissé un secret, confié au temps.

La maison n’était plus seulement un endroit où l’on attend.
C’était redevenu un endroit où l’on peut revenir.

Et quelque part, dans le roulis des vagues et le cri des mouettes, il crut presque entendre un aboiement lointain, joyeux, qui accompagnait cette nouvelle vie qui commençait, doucement, à son âge.

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