Il a baissé la tête.
— Je comprends.
Et pour la première fois, je l’ai vraiment cru.
Pendant que Lise grandissait, j’ai reconstruit ma vie.
J’ai ouvert un petit cabinet à mon compte, d’abord à domicile, puis dans un bureau partagé :
un cabinet d’expertise, spécialisé dans les audits et la détection de fraudes.
Les premiers clients sont arrivés par hasard :
une petite entreprise qui soupçonnait un associé de « bricoler » les comptes,
une femme qui ne comprenait pas pourquoi l’argent de sa boutique disparaissait chaque mois,
un frère inquiet pour sa sœur, prise dans une relation où tout l’argent passait par le compagnon.
À chaque fois, je retrouvais la même sensation que le jour où j’avais commencé à fouiller dans les dossiers Marchand :
le vertige des chiffres, mais aussi la satisfaction de voir apparaître la vérité, ligne après ligne.
Je ne me contentais pas d’expliquer les colonnes.
Je restais assise avec ces personnes, souvent des femmes, quand elles se rendaient compte qu’elles n’étaient pas « folles », qu’on les manipulait vraiment.
Je voyais dans leurs yeux le même mélange de douleur et de soulagement que j’avais connu moi-même.
Et petit à petit, mon cabinet s’est fait un nom.
Pas un nom clinquant.
Un nom qui se transmet de bouche à oreille :
— Va voir Claire.
— Elle t’expliquera. Elle va t’aider à voir clair.
Lise avait trois ans quand j’ai reçu un coup de fil inattendu.
— Allô ?
— C’est moi, a dit la voix de Thomas.
Je n’ai rien répondu tout de suite.
— Je ne vais pas être long, a-t-il repris.
— Je voulais juste te dire… Élise a été condamnée. Définitivement. Elle a pris dix ans de prison.
Je le savais déjà : les journaux en avaient parlé.
Mais l’entendre de sa bouche avait un autre poids.
— Je suis désolé, a-t-il ajouté après un silence.
— Pas pour la prison. Elle a fait ce qu’elle a fait.
— Je suis désolé pour toi. Pour tout ce que je t’ai fait subir.
Sa voix tremblait.
— Je revois cette gifle tous les soirs, Claire.
— Je sais que ça ne change rien pour toi, mais…
— Je voulais que tu saches que je ne me la pardonnerai jamais.
J’ai fermé les yeux.
— Je ne veux pas que tu passes ta vie entière à ce moment-là, ai-je dit enfin.
— Moi, je n’y suis plus.
— Tu es heureuse ? m’a-t-il demandé.
J’ai regardé autour de moi.
Le petit bureau, les dessins de Lise accrochés au mur, les dossiers empilés, ma tasse de café à moitié vide.
— Oui, ai-je répondu.
— Je suis fatiguée. Mais je suis heureuse.
Un long silence.
— Alors… tant mieux, a-t-il simplement dit.
Nous avons raccroché.
Je n’ai pas pleuré.
Je n’ai pas souri non plus.
Mais j’ai senti qu’un nœud, quelque part en moi, se relâchait un tout petit peu.
Quelques mois plus tard, j’ai reçu une lettre.
Une enveloppe venue de la prison où Élise purgeait sa peine.
Je l’ai tournée entre mes doigts pendant un long moment avant de l’ouvrir.
L’écriture était nette, reconnaissable.
« Claire,
Je n’écris pas pour que tu me pardonnes.
Je sais très bien que je ne le mérite pas.
Je t’écris parce que, dans cette cellule, j’ai beaucoup de temps pour repasser ma vie. Et pour la première fois, je ne peux plus me cacher derrière les histoires que je racontais aux autres… et à moi-même.
Tu n’étais pas le problème.
Tu as été le dommage collatéral d’une guerre que je menais depuis longtemps : contre mon père, contre mon frère, contre ce sentiment d’être toujours de trop.
Tu es arrivée dans notre famille avec quelque chose que je n’ai jamais eu : la capacité d’aimer sans calculer.
Tu aimais mon frère pour lui, pas pour son argent. Je le voyais. Je le savais.
C’est justement ce que je ne supportais pas.
Parce que si lui pouvait avoir ça… qu’est-ce que ça disait de moi ?
Alors j’ai fait ce que je savais faire de mieux : tout casser.
Toi. Lui. L’image de notre famille.
Je ne suis pas désolée d’avoir volé l’entreprise. Je ne vais pas mentir : j’ai aimé ce sentiment de pouvoir.
Mais je suis désolée de t’avoir mis dans ma ligne de mire.
Tu ne méritais pas ça.
Et malgré tout, tu es toujours debout.
Tu as pris ce jour-là, dans le jardin, la seule décision que je n’ai jamais su prendre : partir.
Tu as gagné, Claire.
Pas parce que tu m’as « fait tomber », comme disent les journaux.
Mais parce que tu n’as pas laissé ce que nous t’avons fait te détruire entièrement.
Je ne demanderai pas de réponse.
Je voulais juste que tu saches que, quelque part, derrière ces murs, il y a une femme qui sait très bien que tu valais plus que ce que nous t’avons fait croire.
Élise »
Je l’ai lue deux fois.
Puis j’ai allumé le gaz de la cuisinière, pris une allumette, et j’ai regardé le papier se recroqueviller, noircir, disparaître.
Lise jouait dans la pièce d’à côté avec ses cubes, en chantant une comptine.
Je n’ai pas gardé la lettre.
Je n’en avais plus besoin.
Les années ont passé.
Lise a grandi.
Elle a posé des questions.
D’abord :
— Pourquoi papa n’habite pas avec nous ?
Puis, plus tard, en tombant un jour, par hasard, sur une vieille vidéo sur internet :
— C’est toi, là ? Dans la robe blanche ?
Je me suis assise avec elle.
J’ai respiré profondément.
— Oui, ai-je dit.
— C’est moi.
Nous avons parlé avec des mots adaptés à son âge.
Je lui ai expliqué qu’il y a des choses qu’on ne doit jamais accepter.
Que l’amour ne justifie pas tout.
Quand elle a eu treize ans, je lui ai montré la vidéo en entier.
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