— Certains, oui, ai-je répondu. Comme certains avocats sont malhonnêtes, certains médecins sont négligents et certains professeurs sont méchants. Ce n’est pas la moto qui rend bon ou mauvais. Ce sont les actes.
Emma s’est penchée vers moi.
— Et toi, Papou, tu as fait quoi comme actes ?
Martin a tiré sa chaise, s’est assis d’un coup, comme si ses jambes ne le portaient plus. Élodie, elle, restait debout, bras croisés, les joues rouges.
— Papa, on ne va pas régler ça ici, a soufflé mon fils.
— Pourquoi pas ? ai-je demandé calmement. Tu as bien organisé mes obsèques sans moi.
Il a blêmi encore plus.
— On a dû expliquer ton absence aux enfants, a-t-il murmuré.
— Tu aurais pu dire la vérité. Que tu avais honte.
Emma m’a serré la main plus fort.
— Honte de quoi ? Tu as sauvé des gens, toi, non ?
Je suis allé chercher mon portefeuille dans ma poche intérieure. J’en ai sorti une photo toute froissée que je gardais sur moi depuis des années.
— Regarde.
Sur la photo, Emma avait trois ans. Elle était assise sur ma moto, mon vieux blouson sur les épaules, beaucoup trop grand pour elle. Son sourire lui mangeait le visage.
Elle a porté la photo à son cœur.
— C’était le jour de mon anniversaire ! Tu étais parti « au travail » après…
— Oui, ai-je murmuré. C’est ce qu’on t’a raconté.
Je me suis tourné vers mon fils.
— Tu te souviens de ce que j’ai fait pour toi, Martin ?
Il a serré les lèvres.
— Papa, ce n’est pas le moment…
— Ah non ? a fait une voix derrière nous. Une voix d’homme âgé.
Je me suis retourné. Un vieil homme avec un manteau usé, une casquette avec un petit insigne d’ancien combattant, nous regardait avec une expression que je connaissais bien : celle de ceux qui ont vu assez de drames pour reconnaître quand quelque chose d’important est en train de se jouer.
— On se connaît, non ? m’a-t-il demandé. Tu n’étais pas pompier dans le coin, avant ?
— Si, ai-je répondu.
— Tu es celui qui a sorti ma femme de la voiture, il y a quinze ans, sur la rocade. Elle en parle encore.
Martin a baissé les yeux.
Je l’ai regardé bien en face.
— Tu te souviens de qui a payé tes études de droit ?
Silence.
Lucas m’a regardé, curieux.
— C’est toi ? a-t-il demandé.
— J’ai pris toutes les heures sup qu’on me proposait, ai-je dit doucement. Des nuits entières à attendre l’alarme, des week-ends entiers à courir dans des cages d’escaliers pleines de fumée. Ta grand-mère a repris du travail alors qu’elle était malade. Tout ça pour que ton père n’ait pas de prêt étudiant. Pour qu’il puisse choisir sa vie.
Emma avait les larmes aux yeux.
— Et toi, Papa, tu as dit qu’il était mort ?
Martin a ouvert la bouche, puis l’a refermée.
Je me suis penché vers lui.
— Tu te souviens du 24 décembre, il y a six ans ?
Il a blêmi une troisième fois.
— Papa, non…
— Si. Raconte-leur.
— Ce n’est pas nécessaire.
— Alors je vais le faire.
Je me suis tourné vers les enfants.
— Ton père m’a appelé à minuit passé, ai-je dit. Il avait bu après un dîner de bureau. Une dispute avec ta mère. Il a pris la voiture quand même. Il a finit encastré dans un terre-plein. Il aurait pu tuer quelqu’un.
— C’est faux, a murmuré Élodie. Tu m’avais dit que tu avais heurté un sanglier…
— Il m’a appelé, moi, ai-je continué. Pas les pompiers, pas la police, pas ses collègues. Son père. Je suis venu, je l’ai sorti de la voiture, je l’ai emmené chez moi dormir, puis j’ai réparé sa voiture dans mon vieux garage. Pas de constat, pas de dossier, pas de tache sur sa carrière. Au petit matin, il m’a dit : “Merci, Papa. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.”
Je me suis tu un moment.
— Deux semaines plus tard, il m’interdisait de revenir chez lui.
On entendait les machines à café derrière le comptoir. Plus personne ne parlait.
Lucas a pris la parole à voix basse :
— Papa, tu as vraiment fait ça ?
Martin n’a pas répondu.
Emma avait cessé de pleurer. Elle avait ce regard que j’ai vu mille fois chez des enfants sur des interventions : celui de ceux qui comprennent, trop tôt, que les adultes mentent.
— Je voulais t’inviter à mon spectacle de danse, a-t-elle soufflé. J’ai demandé pourquoi tu ne venais jamais. Papa a dit que tu n’aimerais pas.
— J’aurais adoré, ai-je dit.
— J’ai gagné un prix à l’école parce que j’ai construit un camion de pompiers en Lego, a ajouté Lucas. Papa a mis la maquette à la poubelle. Il a dit que ce n’était “pas l’image qu’on voulait donner”. Je ne comprenais pas. Maintenant, si.
Chaque phrase était un coup de poignard.
Je me suis levé.
— Tu sais quoi, ai-je dit à Emma. Ton père n’a pas tout à fait tort. Peut-être qu’un vieux motard pompier ne rentre pas dans leur monde.
— Mais tu es MON grand-père, a-t-elle protesté.
— Et je le serai toujours. Même si tu ne me vois pas.
Je me suis tourné vers la sortie. Le froid de décembre passait par les portes automatiques qui s’ouvraient et se fermaient.
— Attends, a dit Lucas.
Il avait sorti son téléphone.
— Qu’est-ce que tu fais ? a demandé Élodie, méfiante.
— Tu nous as appris que mentir sur la mort de quelqu’un pour en tirer un avantage, c’était grave, non, papa ? a demandé le garçon. Tu appelles ça comment déjà ?
— Lucas, arrête.
— Tu as fait croire à tout le monde qu’il était mort. À nous, à nos amis. Tu nous as même emmenés au cimetière en disant qu’on se recueillait pour lui.
Je l’ignorais, celle-là. Ça m’a coupé le souffle.
— Je filme, a dit Lucas. Pour que, cette fois, on ait les deux versions. Pour une fois, Papi sera vivant sur la vidéo.
Je lui ai posé la main sur l’épaule.
— Ça suffit, mon grand.
— Mais ils t’ont fait du mal, a-t-il murmuré.
— Je sais. Mais les blesser en retour ne me rendra pas cinq Noëls avec vous.
À ce moment-là, mon téléphone a vibré dans ma poche. Un vieux modèle, avec un écran fissuré.
— Oui ?
C’était Marc, un copain du club des Vieilles Flammes.
— Tank ? Tu es où ? On a un souci.
Une des veuves d’un collègue, Madame Tissier, venait d’être transportée aux urgences. Elle était seule pour Noël, sa fille vivait à l’étranger. L’hôpital avait besoin de donneurs du même groupe sanguin pour un geste délicat. Deux gars du club correspondaient, mais ils avaient besoin de soutien, de gens pour rester avec elle.
— J’arrive, ai-je dit.
Emma m’a attrapé la manche.
— Tu vas où ?
— Une amie a besoin d’aide à l’hôpital. Son mari, ton “Monsieur Tissier des photos avec la camionnette rouge”, est mort l’an dernier.
Je me suis tourné vers mon fils.
— Tu n’es pas obligé de te fatiguer, ai-je ajouté. De toute façon, tu diras que je suis mort.
— Papa, a-t-il dit.
Cette fois, sa voix n’avait plus rien de l’avocat sûr de lui. C’était celle du gamin qui avait peur du noir, quand je restais assis au bord de son lit après une garde difficile.
— Je suis… désolé.
— Non, ai-je répondu calmement. Tu es embarrassé. Ce n’est pas pareil.
Je me suis dirigé vers la sortie.
— On peut venir ? a demandé Emma. Pour aider ton amie ?
— Ce n’est pas un goûter, ma puce. C’est un hôpital.
— Je peux tenir la main, a-t-elle insisté.
J’ai vu Élodie ouvrir la bouche pour dire non.
— Oui, a dit Martin avant elle. Si ça ne dérange pas. On vient.
Je l’ai fixé.
— Ce n’est pas un club privé, Martin. C’est une salle d’attente. Il y aura mes copains en blouson de cuir, avec leurs têtes qui ne plaisent pas à tes associés.
— Je sais, a-t-il soufflé.
— Et tes enfants verront qui je suis vraiment. Pas le fantôme que tu as inventé.
— Peut-être qu’il est temps, a-t-il répondu.
Élodie a serré son sac contre elle.
— Et le brunch chez mes parents ?
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