— En moto ?
— Évidemment.
— Tant mieux, a-t-il dit avec un petit sourire. Lucas veut comprendre comment fonctionne un moteur. Et Emma veut une nouvelle photo sur ta moto.
— Et toi, Martin ?
Pour la première fois depuis longtemps, il m’a regardé vraiment dans les yeux.
— Moi, je veux juste… retrouver mon père.
Je me suis raclé la gorge.
— Il n’est jamais vraiment parti. Tu as juste organisé sa cérémonie un peu trop tôt.
Je suis parti en remontant l’allée, mais dans mon rétroviseur, je l’ai vu rester là, planté sur le parking, les mains dans les poches, à me regarder m’éloigner. Les enfants agitaient les bras depuis l’arrière de la voiture, et pour la première fois en cinq ans, j’ai répondu à leur signe.
C’était il y a six mois.
Depuis, le dîner du dimanche est devenu sacré.
Élodie est partie s’installer avec quelqu’un qui ne la met pas mal à l’aise au milieu de son monde bien rangé. Les enfants ont choisi de rester la plupart du temps avec Martin.
Emma apprend des chansons au piano pour “les papys motards”. Elle joue des airs qui rappellent la jeunesse de ma génération, et je vois des hommes aux mains abîmées essuyer discrètement une larme au coin de l’œil.
Lucas, lui, démonte avec moi une vieille petite moto des années soixante-dix qu’on a récupérée dans une grange. On passe nos samedis à gratter la rouille, à changer des pièces. Il rentre chez lui avec de la graisse sous les ongles, et il en est fier.
Quant à Martin…
La semaine dernière, il s’est présenté au tribunal avec un de mes copains. Un garçon du club qui risquait de perdre le droit de voir ses petits-enfants parce que “son mode de vie de motard” inquiétait la famille de la mère.
Martin a pris l’affaire bénévolement. Il s’est levé, dans sa robe d’avocat toute propre, et il a expliqué calmement au juge ce que faisait vraiment notre association : visites à l’hôpital, collectes, accompagnement des funérailles de collègues, soutien aux veuves.
Il a gagné.
Sur le parvis, après l’audience, il est resté silencieux un moment, puis il m’a dit une phrase qui a recousu une grande partie de ce qu’il avait déchiré :
— Papa… je suis fier d’être ton fils.
Je me suis appuyé contre ma moto, parce que mes jambes ont un peu flanché.
— Ta mère serait fière de l’homme que tu es en train de devenir, ai-je dit.
— Pas de celui que j’ai été ?
— Non. Mais elle t’aurait compris. Elle disait toujours qu’il faudrait que tu te perdes un peu pour savoir où tu veux vraiment aller. Elle n’avait juste pas prévu que tu organiserais mon enterrement au passage.
Il a éclaté de rire. Le premier vrai rire que j’entendais de lui depuis des années.
— Papa ?
— Oui ?
— Dimanche prochain, je peux venir avec toi en balade ? Peut-être… acheter une moto, un jour ?
Je l’ai regardé. Mon fils, l’avocat bien rangé, père seul désormais, qui commençait enfin à respirer librement.
— Je connais quelqu’un qui vend une petite machine, parfaite pour débuter, ai-je répondu.
— Et le club ? Ils accepteront… après tout ça ?
— Tu es le fils de Tank. Pour eux, tu as toujours été un petit frère. Tu avais juste oublié le chemin.
Ses yeux se sont embués.
— Je t’aime, papa.
— Je t’aime aussi, fiston. Même quand tu m’as “tué”.
On en rit maintenant. Un humour un peu noir, c’est vrai. Ça aide à cicatriser.
Mais parfois, je surprends Emma devant la vieille photo de ses trois ans, celle où elle est juchée sur ma moto, mon blouson aux genoux. Elle la regarde longuement, comme si elle essayait de recoller les années où elle a cru que je n’existais plus.
On ne récupère pas le temps perdu. On ne peut pas effacer les mensonges, ni les enterrements imaginaires.
Par contre, on peut choisir de dire la vérité à partir d’aujourd’hui.
Et parfois, ça suffit pour que les morts se relèvent, s’époussettent un peu… et remontent sur leur moto pour une dernière grande balade.
Je peux vous dire une chose : assister à sa propre résurrection, c’est un sacré drôle de voyage.






