Les trois mois qui suivirent furent étranges.
Mon père continuait à se lever tôt, à partir au dépôt, à gérer les plannings, les problèmes de clients, les retards de livraison. Mais quelque chose en lui avait changé : ses épaules semblaient un peu moins lourdes, ses traits un peu moins tirés.
Il avait de l’argent sur un compte, un vrai coussin de sécurité. Et, surtout, une équipe de « Suisses » qui approuvait des investissements dont il n’aurait jamais osé rêver.
Les chauffeurs avaient de nouveaux camions plus confortables, le dépôt était réorganisé, un nouveau système informatique facilitait le travail.
En réunion, on parlait « développement » au lieu de « survie ».
Je savais tout cela parce que, bien sûr, je recevais les rapports.
Mais aussi parce que mon père, de plus en plus souvent, me disait au téléphone :
— « Tu sais, finalement, ce n’est pas si mal, ces gens d’Aurora. Ils ne sont pas là pour tout casser. Ils comprennent le métier. Ils ont une vision. »
Je mordais ma langue pour ne pas répondre :
« Tu ne peux pas imaginer à quel point. »
Parallèlement, ma vie basculait peu à peu du côté où je n’étais plus « seulement » maîtresse d’école.
Laurent m’avait présenté une experte en immobilier de luxe basée à Lyon.
Elle s’appelait Nathalie, la cinquantaine élégante, tailleur beige, regard direct. Elle m’avait d’abord parlé comme à toutes ces clientes qui « rêvent » et voient trop grand pour leur budget.
Puis je lui avais donné mon budget.
J’avais presque honte de prononcer le chiffre.
Elle avait cligné des yeux, puis s’était redressée.
— « Très bien, Madame Martin. Dans cette gamme-là… nous ne parlons plus de simple “maison”, mais de propriété d’exception. Êtes-vous certaines de vouloir acheter autour de Lyon ? On pourrait viser la Provence, la Côte d’Azur… »
— « Je veux rester proche de ma famille. Mais je veux quelque chose qui… qui montre que ma vie a changé. Sans être un château Disney, » avais-je répondu avec un sourire timide.
Nous avions visité plusieurs biens : de grandes demeures anciennes dans les Monts d’Or, des maisons d’architecte avec vue sur la ville, des domaines entourés de vignes.
Le dernier me coupa le souffle.
Une maison contemporaine accrochée à la colline, grandes baies vitrées donnant sur Lyon, un jardin en terrasses avec des arbres déjà hauts, une piscine discrète, à l’écart de la route, presque invisible de l’extérieur.
C’était vaste, lumineux, mais pas ostentatoire au point de ressembler à un décor de série télé.
Depuis la terrasse, on voyait au loin les quartiers populaires, les immeubles, les toits serrés. Ma vie d’avant n’était pas si loin.
Nathalie me regarda.
— « C’est notre propriété la plus exceptionnelle dans le secteur. Le prix est… conséquent. »
Je regardai la ville en contrebas.
— « Je la prends. »
— « Vous ne voulez pas réfléchir ? »
— « J’ai déjà passé vingt-six ans à réfléchir à ma place dans cette famille, dans ce monde. Pour une fois, je sais exactement ce que je veux. »
Quelques semaines plus tard, le virement était effectué.
La maison était à moi.
Je gardai le silence jusque-là. Personne ne savait où j’allais emménager. Pour mes parents, je « quittais enfin mon petit appartement pour un quelque chose de plus confortable ».
Le jour du déménagement, j’envoyai un message à ma mère :
« Si vous voulez voir mon nouveau chez-moi, venez cet après-midi. Voici l’adresse. »
Une heure plus tard, mon téléphone sonna.
C’était mon père.
— « Élise, tu es sûre de ne pas t’être trompée d’adresse ? »
— « Non. Pourquoi ? »
— « Parce qu’on est devant… enfin… devant une maison dont on a entendu parler aux infos locales. Le genre de maison qui se vend plusieurs millions. Le genre de maison où on passe en voiture en disant : “Tu imagines, vivre là-dedans ?” »
Je souris.
— « Je n’ai pas donné l’adresse de la maison d’à côté, papa. Avancez jusqu’au portail. »
Je raccrochai et me postai dans l’entrée.
La caméra extérieure me montra la voiture de mes parents, minuscule devant le portail noir. On aurait dit qu’ils hésitaient à descendre, comme s’ils avaient peur qu’une alarme se déclenche rien qu’en touchant la poignée.
Quelques secondes plus tard, j’appuyai sur le bouton d’ouverture. Le portail coulissa lentement.
La voiture s’avança dans l’allée bordée d’arbres.
Quand ils sortirent enfin du véhicule, mes parents regardèrent partout, abasourdis. Ma mère serrait son sac contre elle comme si elle avait peur de salir quelque chose.
Je les rejoignis en haut des quelques marches menant à la porte d’entrée.
— « Bienvenue chez moi, » dis-je simplement.
Ma mère ouvrit la bouche, la referma.
— « Ce… ce n’est pas possible, balbutia-t-elle. Élise, ce genre de maison… Tu es sûre que… ce n’est pas une location ? »
— « Non, maman. J’ai signé l’acte de vente. »
Mon père, lui, avait le visage fermé.
— « On peut entrer ? »
Je leur fis visiter. Le salon aux grandes baies vitrées, la cuisine ouverte, le petit bureau où j’avais déjà installé mon ordinateur, les chambres d’amis, la suite où j’allais dormir. Ils touchaient les meubles du bout des doigts, comme dans un musée.
Arrivés devant la vue sur Lyon, mon père se tourna vers moi.
— « Je veux comprendre, Élise. Tout de suite. Comment tu as payé ça ? »
Je sentis mon cœur s’accélérer, mais il n’y avait plus de retour en arrière possible.
— « En partie avec de l’argent, en partie avec des actifs. »
— « Ne joue pas avec les mots. Tu es institutrice. Tu ne peux pas acheter une maison comme ça. Même avec un crédit sur trente ans. »
— « C’est vrai, » répondis-je calmement. « Une institutrice ne peut pas. Mais une femme à la tête d’un trust d’environ un milliard d’euros, si. »
Le silence tomba, lourd, presque matériel.
Ma mère pâlit.
— « Un… milliard ? »
Je respirai profondément.
— « Le jour du testament, vous avez vu une enveloppe. Vous avez supposé que c’était un “petit geste symbolique”. En réalité, c’était la porte d’entrée vers tout ce que Grand-père avait préparé pour moi depuis dix ans. Un trust, des entreprises, des immeubles, des hôtels. La somme que vous avez vue sur le relevé n’était qu’une partie de l’ensemble. »
Mon père s’assit sur le canapé, comme si ses jambes ne le portaient plus.
— « Pourquoi… pourquoi il ne nous en a jamais parlé ? »
— « Parce qu’il voulait que vous vous comportiez comme vous êtes vraiment, sans être influencés. Et que je sache qui je suis, sans que votre regard soit filtré par l’argent. »
Je plongeai mon regard dans celui de ma mère.
— « Tu te souviens de ce que tu as dit, ce jour-là ? “Je crois que ton grand-père ne t’aimait pas tant que ça.” »
Elle porta une main à sa bouche.
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