On pourrait croire que l’histoire se termine à la clinique vétérinaire, au moment où le stéthoscope se tait, mais en réalité, le plus difficile commence après, quand il faut apprendre à vivre dans un appartement où même le silence semble porter son prénom.
Les jours qui ont suivi, j’ai continué à vivre comme si je faisais semblant.
Je me levais à la même heure, je préparais mon café, je regardais machinalement le coin du salon où son panier n’était plus.
Mon cerveau savait, mais mon corps, lui, continuait de chercher Gaston.
Je faisais attention à ne pas laisser traîner de chocolat sur la table, puis je me rappelais qu’il n’y avait plus personne pour le voler.
Au travail, personne ne m’a vraiment posé de questions.
Dans l’open-space, on parle facilement de séries, de promotions, de travaux dans la cuisine, mais pas de la mort d’un chien.
Une collègue m’a simplement dit :
« Tu as l’air fatiguée, Claire. Tu devrais prendre un week-end. »
Je lui ai souri poliment, sans trouver la force d’expliquer qu’on ne se repose pas de quatorze ans d’amour qu’on a dû abrégés en quinze minutes de rendez-vous.
Le soir, je rentrais dans mon appartement qui sonnait creux.
Je mettais parfois la télévision juste pour faire du bruit, mais les voix me donnaient mal à la tête.
Alors je l’éteignais, je me retrouvais face à moi-même et à ce pot de fleur sur le balcon qui devenait, malgré moi, un autel discret.
Je lui parlais en arrosant la plante, comme si le collier, enterré dessous, pouvait encore transmettre mes mots.
Un dimanche matin, deux semaines après, je suis tombée sur une vieille boîte à chaussures en rangeant un placard.
À l’intérieur, il y avait des photos imprimées, celles d’avant les smartphones et les dossiers “Pellicule”.
Sur l’une d’elles, on voyait Gaston, encore jeune, les oreilles trop grandes et le museau taché de boue, perché sur un rocher au bord du Rhône.
J’avais les cheveux plus courts, le regard moins fatigué, mais c’était surtout la façon dont je le regardais qui m’a frappée : comme une personne regarde son avenir quand il promet encore quelque chose de bon.
Je me suis surprise à éclater en sanglots au milieu du salon, la photo tremblant entre mes doigts.
C’était à la fois insupportable et nécessaire.
J’ai compris ce jour-là que je ne pouvais pas faire l’économie de ce chagrin.
En France, on sait organiser des obsèques, des cérémonies, des repas après l’enterrement, mais pour un animal, il n’y a pas de rituel prévu.
Alors j’ai décidé de m’en fabriquer un.
Le week-end suivant, je suis allée marcher le long du Rhône, là où nous avions fait tant de promenades.
Le trottoir brillait encore d’une pluie récente, les joggeurs passaient en écouteurs, les poussettes se frayaient un chemin entre les vélos.
Je marchais lentement, comme si chaque pas devait correspondre à un souvenir.
À un moment, je me suis arrêtée au même endroit que sur la photo, près d’un vieux banc de bois.
Je me suis assise et j’ai sorti de mon sac un petit carnet acheté la veille.
Sur la première page, j’ai écrit :
« Les histoires de Gaston. »
Puis j’ai laissé venir.
La fois où il avait ramené, fier, une écharpe trouvée on ne sait où.
Le jour où, malade, j’étais restée trois jours sans sortir, et où il avait refusé de s’éloigner de mon lit.
Le Noël où il avait dormi sous la table, entouré de pieds humains et d’odeurs de plat en sauce, comme s’il protégeait tout le monde du simple fait d’être là.
En écrivant, j’ai senti quelque chose changer.
La douleur n’a pas disparu, mais elle s’est mise à circuler différemment.
Elle n’était plus seulement un bloc dans ma poitrine, elle devenait aussi une matière, quelque chose que je pouvais transformer en mots.
C’est ce jour-là que j’ai compris que, pour ne pas me noyer, il fallait que je donne une forme à ce vide.
Le soir même, j’ai reçu un message de Julie, l’amie qui m’avait emmenée au refuge quatorze ans plus tôt.
« Comment tu tiens ? »
Je suis restée longtemps à regarder l’écran avant de répondre.
Finalement, j’ai écrit :
« J’ai l’impression d’avoir perdu un membre de ma famille et de devoir pourtant aller au bureau comme si de rien n’était. »
Elle m’a proposé qu’on se voie.
On s’est retrouvées dans un petit café près de la place Bellecour.
Elle m’a prise dans ses bras sans rien dire, et j’ai senti mes épaules se relâcher un peu.
Autour de nous, les conversations bourdonnaient, les tasses tintaient, mais notre table était comme isolée.
« Tu sais, m’a-t-elle dit, tu pourrais venir au refuge un de ces jours. Pas pour adopter, hein. Juste pour promener les chiens, donner un coup de main. »
Mon premier réflexe a été de refuser.
« Je ne peux pas, Julie. Je ne suis pas prête. J’ai l’impression que ce serait le trahir. »
Elle a hoché la tête doucement.
« Je comprends. Mais pense-y autrement. Tu ne trahirais pas Gaston. Tu partagerais juste un peu de ce qu’il t’a donné avec d’autres qui n’ont personne. »
Ses mots sont restés dans un coin de ma tête comme une graine qu’on n’a pas tout à fait décidé de planter.
Les semaines ont passé.
La vie s’est remise à dérouler ses obligations : factures, réunions, repas rapides devant l’ordinateur.
Parfois, une odeur de pluie sur le trottoir me ramenait brutalement à nos promenades.
Parfois, en entendant un collier tinter dans la rue, je me surprenais à me retourner, le cœur affolé, avant de me rendre compte que ce n’était pas lui.
Un soir de janvier, alors que le vent s’engouffrait sous les portes comme un intrus indésirable, j’ai fini par ouvrir le site du refuge dont Julie m’avait parlé.
Les photos défilaient, accompagnées de petites descriptions.
« Très énergique », « a besoin d’un jardin », « ne s’entend pas avec les chats ».
Je scrollais mécaniquement, jusqu’à ce que mon regard se fixe sur une image.
Un chien gris tacheté, museau presque entièrement blanc, regard étonnamment doux pour quelqu’un qui avait manifestement beaucoup vu.
« Mistral, 11 ans. Abandonné après le départ à l’étranger de son propriétaire. Très calme, aime la compagnie, supporte mal de rester seul. »
Quelque chose en moi s’est tendu.
J’ai fermé l’ordinateur d’un geste brusque, comme si on m’avait surprise en flagrant délit.
Pendant deux jours, j’ai essayé de ne plus y penser.
Je me répétais que ce n’était pas raisonnable, que je n’étais pas prête, que rien ne pourrait remplacer Gaston.
Et c’était vrai : rien ne le remplacerait.
Mais au fond de moi, une autre phrase commençait à se former : peut-être que le but n’était pas de remplacer, mais d’ajouter une page après la dernière, même si le livre principal était déjà terminé.
Le troisième jour, j’ai écrit à Julie.
« Est-ce que tu y vas cette semaine, au refuge ? »
La réponse est arrivée presque aussitôt.
« Mercredi. 18h. Tu veux venir ? »
J’ai tapé : « Je ne promets rien », puis j’ai effacé et simplement envoyé : « D’accord. »
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