Le jour où j’ai dû apprendre à vivre sans celui qui m’attendait toujours

Le mercredi, en quittant le travail, j’ai hésité jusqu’au dernier moment.

À la sortie du métro, l’air sentait le froid et la friture d’un stand de rue.

Je me suis surprise à chercher la présence rassurante d’un museau contre ma main, comme autrefois.

À la place, je n’avais que mes doigts glacés serrés sur la lanière de mon sac.

Le refuge était un peu à l’écart, derrière un portail vert.

En entrant, l’odeur m’a prise à la gorge : désinfectant, poils mouillés, et cette odeur sourde d’attente qu’on ne sent que dans les lieux où tout le monde espère partir un jour.

Les aboiements ont éclaté dès que nous avons franchi le couloir principal.

Certains joyeux, d’autres nerveux, d’autres encore presque désespérés.

Julie me guidait, parlant doucement, saluant les bénévoles par leur prénom.

Je me sentais étrangère, coupable, fragile.

« Ne te force pas, Claire, a-t-elle murmuré. On peut juste faire un tour, rien de plus. »

J’ai hoché la tête, incapable de répondre.

Nous sommes passées devant plusieurs box.

Un jeune chien bondissait en tournant en rond, un autre aboyait si fort que je devais me retenir de porter les mains à mes oreilles.

Et puis, dans un coin plus calme, je l’ai vu.

Le chien gris tacheté de la photo. Mistral.

Il était couché sur une couverture, la tête posée sur ses pattes, comme s’il avait renoncé à l’idée d’attirer l’attention.

Quand il a entendu nos pas, il a levé les yeux, lentement.

Il ne s’est pas précipité contre la grille, il n’a pas aboyé.

Il s’est contenté de me regarder, droit, avec cette expression qui disait : « Je suis là. Je ne demande pas grand-chose. Juste de ne pas finir tout seul. »

Mon cœur s’est serré si fort que j’ai dû inspirer profondément.

Pendant une fraction de seconde, j’ai vu Gaston à sa place, puis j’ai chassé cette image.

Mistral n’était pas lui.

Et c’était précisément pour ça que son regard me bouleversait : je n’avais pas devant moi un fantôme, mais une autre histoire possible.

Julie m’a laissé quelques minutes seule devant le box.

Je me suis accroupie, les genoux protestant un peu, et j’ai approché ma main de la grille.

Mistral a hésité, puis il s’est avancé, tranquille.

Il a posé son museau contre mes doigts.

Pas avec la fougue d’un chiot, mais avec la lenteur d’un vieux compagnon qui mesure la chance de chaque geste.

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés comme ça, immobiles, à travers les barreaux.

J’avais les yeux humides, mais les larmes ne coulaient pas.

Ce n’était plus le torrent du jour de la clinique, plutôt une nappe d’eau silencieuse qui remontait doucement.

Je lui ai chuchoté, sans vraiment réfléchir :

« Je ne te promets rien, d’accord ? Je ne sais pas si je suis prête. Mais je te vois. Je te vois, Mistral. »

En rentrant ce soir-là, le pot de fleur sur mon balcon m’attendait, toujours là, fidèle.

Je me suis approchée et j’ai posé la main sur la terre encore fraîche du dernier arrosage.

« Tu sais, mon vieux, ai-je murmuré, je ne t’oublierai jamais. Mais peut-être qu’un jour, je pourrais laisser quelqu’un d’autre marcher à côté de moi sur les quais du Rhône. Pas à ta place. Juste… après toi. »

La plante a remué légèrement sous un coup de vent, faisant tinter le pot contre la rambarde.

Le bruit m’a fait sourire malgré moi.

Pour la première fois depuis longtemps, je ne me suis pas sentie uniquement en train de perdre, mais aussi en train de préparer un espace.

Un espace où le chagrin et la possibilité d’un nouveau lien pourraient coexister, à leur propre rythme.

Ce soir-là, avant d’éteindre la lumière, j’ai ouvert à nouveau le site du refuge.

Je n’ai pas cliqué sur « adopter ».

Pas encore.

Mais j’ai enregistré la page de Mistral dans mes favoris.

Et je me suis endormie avec cette certitude fragile mais tenace : l’amour qu’on a donné ne disparaît pas avec la vie qui s’éteint, il circule, il trouve d’autres chemins.

Parfois, ces chemins passent par un vieux chien derrière une grille, qui attend simplement que quelqu’un ose, un jour, dire à nouveau :

« D’accord. C’est lui. »

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