Ce jour-là, aucun n’avait posé de questions.
On leur avait juste dit : « Un ancien du métier va mourir. Il veut entendre des motos une dernière fois. Vous venez ? »
Et ils étaient venus.
Nous avons roulé en silence jusqu’à la « Résidence des Tilleuls ». Un bâtiment beige, banal, entouré de quelques arbres nus. Une entrée avec des portes automatiques, des plantes en plastique dans le hall, et cette odeur de produit désinfectant qui n’arrive jamais à cacher tout à fait l’odeur de la fin de vie.
Nous n’avons pas pris l’entrée principale.
Guidé par l’infirmière que j’avais eu au téléphone, nous avons contourné le bâtiment pour arriver côté jardin. Les fenêtres du rez-de-chaussée donnaient sur un petit parking et un bout de pelouse, avec deux bancs écaillés.
— C’est la chambre 12, dit l’infirmière en désignant une fenêtre aux rideaux tirés à moitié.
Tous les moteurs se sont tus. On entendait seulement les oiseaux et un chien aboyer dans le quartier voisin.
— On commence doucement, dis-je. On ne fait pas un rodéo.
Je me suis avancé avec ma moto, juste en face de la fenêtre de la chambre 12, à une vingtaine de mètres. Les autres se sont placés en demi-cercle derrière moi.
Dans le fourgon, Gérard avait laissé la porte latérale entrouverte pour que Lucas puisse voir.
— Il va m’entendre, vous croyez ? demanda le garçon.
— S’il n’entend pas, il sentira, répondis-je. Le son, ça passe aussi par la poitrine.
J’ai tourné la clé.
Le moteur s’est réveillé dans un grondement sourd. Vieux compagnon de route. J’ai laissé le régime bas quelques secondes, le temps que le bruit rebondisse contre les murs de la résidence.
Puis j’ai donné un premier coup d’accélérateur.
Un, puis deux, puis trois.
Pas pour faire le malin. Juste assez pour faire vibrer l’air.
Derrière moi, Alain a démarré. Puis Sophie. Puis les autres. Douze motos, chacun suivant le rythme, comme un orchestre sans partition, mais avec le même cœur.
Le vacarme a rempli le petit parking, est allé se fracasser contre les fenêtres. Certains volets se sont ouverts. Des visages de résidents, surpris, amusés, sont apparus. Une aide-soignante a sorti son téléphone pour filmer. Une autre a roulé le fauteuil d’une dame jusque devant la vitre.
Et puis, le rideau de la chambre 12 s’est ouvert un peu plus.
On a vu un homme maigre, le visage creusé, les cheveux blancs collés au crâne, qui essayait de se redresser sur ses oreillers. Une infirmière l’a aidé à s’asseoir. Il s’est approché de la vitre comme un enfant qui regarde le cirque arriver au village.
Même à cette distance, j’ai reconnu ses yeux.
Je les avais vus sur des vieilles photos dans notre caserne. Le capitaine Delorme, debout devant une moto rouge, casque à la main, le regard décidé.
Cette fois, ils étaient fatigués. Mais ils brillaient encore.
Des larmes ont roulé sur ses joues.
J’ai accéléré un peu plus fort, juste une seconde. Les autres ont suivi. Le sol vibrait légèrement sous nos semelles.
L’infirmière a entrouvert la fenêtre de la chambre. L’air froid est entré, portant avec lui l’odeur d’essence, de métal chauffé, de caoutchouc.
Henri Delorme a fermé les yeux. Il a inspiré profondément, comme s’il se remplissait de ce bruit-là.
Puis il a levé la main, avec effort.
Deux doigts se sont dressés.
Le même petit signe que nous faisions, entre collègues, quand le camion quittait la cour de la caserne. Un geste silencieux pour dire : « Je t’ai vu. On revient. »
Je ne sais pas combien de temps nous avons joué notre étrange concert. Cinq minutes, dix tout au plus. Par moments, nous laissions les moteurs simplement ronronner. Par moments, nous ajoutions un peu de tonnerre.
Dans le fourgon, Lucas sanglotait.
— Il sourit… Il sourit, regardez…
Lorsque j’ai coupé le contact, j’ai eu l’impression que le silence tombait d’un seul coup, lourd, presque brutal.
Henri était encore à la fenêtre. Sa main tremblait, mais restait levée. Il souriait, les yeux brillants.
L’infirmière est sortie en courant.
— Le capitaine Delorme veut voir le motard qui était devant, dit-elle, essoufflée. « Celui avec la vieille moto sombre », il a dit. Il n’a plus beaucoup de temps. Vous pouvez monter ?
Je me suis tourné vers le fourgon.
— Lucas, tu veux venir avec moi ? demandai-je.
Il secoua la tête, essuyant ses joues du revers de la main.
— Non. Ce que Papi voulait vraiment, c’était le bruit des motos. Se souvenir de qui il était. S’il me voit, il va se souvenir de l’accident, de mes jambes… De tout ce qu’il croit avoir détruit. C’est mieux comme ça.
Je compris. Parfois, l’amour, c’est aussi savoir rester derrière la porte.
— D’accord, dis-je. Mais tu restes juste là. On ne part pas sans toi.
La chambre 12 sentait les médicaments, le linge propre et cette odeur lourde que je connaissais trop bien, celle de la fin qui s’approche.
Henri Delorme semblait minuscule dans ce lit, mais ses yeux, eux, avaient retrouvé quelque chose de l’éclat que j’avais vu sur les vieilles photos.
— Vous meniez la parade ? demanda-t-il d’une voix râpeuse mais étonnamment ferme.
— On peut dire ça, oui, répondis-je en m’approchant. Je m’appelle Marc. On a dû se croiser un jour ou l’autre, dans une manœuvre ou une autre.
Un sourire passa sur ses lèvres.
— Je me souviens surtout du bruit, dit-il. Le bruit des moteurs. Des pompes. Des sirènes. J’avais peur de mourir en n’entendant plus rien. Juste ce bip régulier des machines. Je suis content de m’être trompé.
Il m’observa longuement.
— Pourquoi vous êtes venu ? Vous ne me devez rien.
Je pensai à Lucas, à ses mains rouges d’avoir trop poussé son fauteuil, à ses cernes.
— Je ne suis pas venu pour vous faire plaisir, capitaine, dis-je doucement. Je suis venu parce que quelqu’un vous aime assez pour rouler deux heures en fauteuil roulant jusqu’à une station-service, tout seul, pour tenir une promesse. Il ne voulait pas que vous partiez en pensant que vous n’étiez plus qu’un vieux homme fatigué dans un lit.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Lucas… murmura-t-il. Il ne me déteste pas ?
— Il ne vous a jamais détesté, dis-je. Il m’a dit que l’autre voiture est passée au rouge. Que c’était elle qui vous a percutés. Il m’a surtout dit une chose.
Je marquai une pause.
— Qu’il était heureux que ce soit vous qui conduisiez.
Henri écarquilla les yeux.
— Heureux ? Comment… ?
— Parce que, après le choc, quand il hurlait et qu’il ne sentait plus ses jambes, vous l’avez tenu. Vous lui avez parlé de la route. De vos interventions. De vos tournées à moto dans la ville. Vous lui avez dit que la vraie liberté ne se trouve pas dans les jambes, mais dans ce qu’on porte là, dis-je en tapotant ma poitrine. Il s’en souvient. Mot pour mot.
Henri tourna la tête vers la fenêtre, là où, quelques minutes plus tôt, douze motos avaient fait trembler les vitres.
— Je pensais l’avoir condamné, dit-il. Alors j’ai condamné ma propre vie. J’ai vendu ma moto. Je n’ai plus voulu voir personne. Je me suis dit que c’était… juste.
Je m’assis sur le bord de son lit.
— Ce que vous avez fait aujourd’hui, en écrivant cette lettre, ce n’est pas de la condamnation, dis-je. C’est un appel. Vous avez demandé à entendre une dernière fois ce qui vous faisait sentir vivant. Ce n’est pas une punition. C’est un pardon.
Il ferma les yeux, deux larmes traçant un sillon dans ses rides.
— Est-ce qu’il… est-ce qu’il est là ? demanda-t-il d’une voix à peine audible.
— Lucas ? Oui. Dans le fourgon, dehors. Il t’a regardé sourire. Je crois que c’est tout ce qu’il voulait.
Henri serra faiblement ma main.
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