Le jour où un garçon en fauteuil roulant a arrêté douze motards pour sauver le dernier souffle de son grand-père

— J’aimerais… lui dire quelque chose. Une fois, avant…

— Alors vous allez lui dire vous-même, répondis-je.

Je sortis mon téléphone et appelai Gérard.

— Amène Lucas. Chambre 12. Tout de suite.


Quand Lucas est entré, la chambre a semblé se remplir d’un coup. De vie, de douleur, de quelque chose qu’on ne sait pas nommer, mais qu’on reconnaît tout de suite.

Le fauteuil a roulé jusqu’au lit. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Ils se regardaient seulement.

C’est Lucas qui a rompu le silence.

— Je suis désolé, Papi, dit-il. Je sais que tu ne voulais pas que quelqu’un sache que tu étais ici. Mais je n’ai pas pu garder ma promesse. Je voulais en tenir une autre, plus importante.

Henri eut un petit rire qui se transforma en toussotement.

— C’est donc toi, le chef d’orchestre ? Tu as trouvé tout ce monde ?

Lucas baissa les yeux, puis hocha la tête.

— Vous disiez toujours que le bruit d’une moto pouvait réveiller les morts, murmura-t-il. Je me suis dit que ça pouvait donner du courage à quelqu’un qui s’en va.

Henri tendit la main. Lucas s’avança et ils se prirent les doigts, fort, comme deux naufragés qui se retrouvent sur la même planche.

— Je suis désolé, mon petit, dit Henri. Pour l’accident. Pour tout. J’ai fui parce que je ne supportais pas de me voir dans tes yeux. Je me disais que tu avais le droit de me détester.

Lucas inspira profondément.

— Ce n’était pas de ta faute, répondit-il. Et tu sais quoi ? Je suis content que ce soit toi qui conduisais ce jour-là.

Henri fronça les sourcils, perdu.

— Content ? Mais tu ne marcheras plus jamais à cause de moi.

— Peut-être que je n’aurais pas survécu si ça n’avait pas été toi, dit Lucas. Tu m’as tenu la main. Tu m’as dit que tant que je pouvais respirer, je pouvais encore décider de ma vie. Tu m’as appris que la route, ce n’est pas seulement un ruban d’asphalte. C’est une manière de regarder devant, même quand on ne sent plus ses jambes.

Henri ferma les yeux, submergé.

— Et aujourd’hui… continua Lucas, tu as entendu les motos. Tu t’en souviendras, là où tu vas. Tu ne pars pas en vieux monsieur malade. Tu pars comme celui que tu as toujours été. Mon grand-père, le capitaine qui n’abandonne pas.

Je n’avais plus ma place. J’ai reculé, me mettant près de la porte.

Ils restèrent ainsi un long moment, à se tenir la main, sans plus parler. Parfois, les mots ne peuvent pas mieux dire que le simple contact d’une peau ridée et d’une main d’enfant trop vite devenue adulte.

Henri Delorme est mort six heures plus tard.

Mais il n’est pas mort seul. Il n’est pas mort enfermé dans sa culpabilité. Il est mort avec le bruit des moteurs encore dans la tête, le visage de son petit-fils devant lui, et la certitude d’être aimé.


L’enterrement eut lieu trois jours plus tard.

La fille d’Henri — la mère de Lucas — avait prévenu clairement : « Je ne veux pas de motos, ni de blousons en cuir. Tout ça nous a déjà fait assez de mal. »

Pour elle, la moto, c’était le bruit de l’accident, les nuits blanches à regarder un enfant respirer avec difficulté, un mari qui s’en va parce qu’il a besoin de trouver un coupable.

Mais Lucas m’appela la veille, avec cette même détermination tranquille qui l’avait poussé jusqu’à la station-service.

— Marc ? demanda-t-il. Tu peux venir demain ? Avec les autres… s’ils veulent.

Je lui rappelai ce que sa mère avait dit.

— Elle pense comme une mère qui a peur, répondit-il. Moi, je pense comme le petit-fils d’Henri. Et Papi aurait voulu que vous soyez là. Pour lui, la moto, ce n’était pas la mort. C’était la vie.

Alors nous sommes venus.

Pas douze, cette fois.

Trente-huit.

Des anciens pompiers, des amis d’Henri, des motards que je connaissais à peine, qui avaient entendu l’histoire par un ami, par un cousin, par une infirmière émue. Certains avaient roulé des centaines de kilomètres pour être là.

Nous nous sommes rangés à distance respectueuse du cimetière, moteurs coupés, blousons fermés, sans faire de bruit. Nous n’étions pas là pour prendre la place de la famille. Juste pour être présents.

À l’entrée, la mère de Lucas nous vit arriver. Je vis ses mâchoires se serrer, sa main se crisper sur la poignée du fauteuil de son fils.

Lucas se tourna vers elle.

— Maman, dit-il doucement, ces hommes ont donné à Papi la seule chose qu’il osait encore espérer. Ils lui ont rendu sa dignité. Si tu les renvoies, tu n’enterres pas mon grand-père. Tu enterres seulement un vieil homme brisé, et ce n’est pas lui.

Elle regarda son fils. Puis nous. Puis le cercueil posé non loin, recouvert d’une simple gerbe de fleurs blanches.

Son visage se radoucit un peu.

— Il parlait de ses interventions presque tous les jours, admit-elle. Même après l’accident. Surtout après. Il disait que sur la route, il se sentait entier.

Lucas hocha la tête.

— Il était encore entier, maman. Il avait juste oublié. Vous, vous l’avez vécu comme une souffrance. Lui, il l’a porté comme une faute. Aujourd’hui, j’aimerais qu’on l’enterre comme quelqu’un qui a essayé de faire de son mieux.

Elle ferma les yeux quelques secondes. Quand elle les rouvrit, elle fit un signe de tête vers nous.

— Restez, dit-elle simplement.

La cérémonie fut simple. Quelques mots du prêtre, des souvenirs racontés par un ancien collègue, une photo d’Henri en uniforme de pompier, beaucoup plus jeune, souriant, un casque sous le bras.

Quand le cercueil commença à descendre dans la fosse, je regardai Alain.

Il n’eut pas besoin de consigne.

Les trente-huit moteurs se sont allumés en même temps.

Pas un bruit de plus. Pas de klaxon, pas de cris. Juste cette grande respiration profonde des moteurs qui se réveillent. Le son a roulé sur les pierres, a traversé le cimetière, a fait taire un instant les autres conversations.

Certains se sont retournés, surpris, voire agacés. D’autres ont compris.

Lucas posa la main sur son cœur et leva deux doigts vers le ciel.

Je n’ai jamais vu un adieu aussi bruyant et aussi respectueux à la fois.


Six mois plus tard, Lucas m’appela à nouveau.

Sa voix avait changé. Elle était toujours jeune, mais il y avait dedans quelque chose de plus solide.

— Marc ? Tu peux venir à la maison ? J’ai quelque chose à te montrer.

J’ai pris ma moto l’après-midi même. Sa mère m’attendait devant le pavillon modeste où ils vivaient, dans une petite ville de la banlieue lyonnaise. Elle semblait fatiguée, mais moins dure qu’autrefois.

— Il est dans le garage, dit-elle. Je n’ai pas encore décidé si vous êtes complètement fous ou complètement vivants, vous et lui.

Elle sourit en coin. C’était déjà une victoire.

Le garage sentait l’huile, la poussière, et… quelque chose de neuf.

Lucas était là, dans son fauteuil. À côté de lui, un homme trapu, avec une barbe blanche et des mains de mécanicien, essuyait ses doigts sur un chiffon.

Et devant eux, il y avait… ça.

Une moto à trois roues, basse, stable, avec un siège un peu plus large, quelques protections supplémentaires et surtout, aucun pédale classique. Tout était réalisé pour être actionné avec les mains : frein, accélérateur, changement de vitesse. Un chef-d’œuvre d’ingéniosité artisanale.

— Marc, voici monsieur Bernard, dit Lucas. Il fabrique des motos adaptées aux gens comme moi.

L’homme me tendit une main large.

— On s’est arrangés, dit-il. Il m’a parlé de son grand-père, de vos motos devant la maison de retraite. Ça m’a rappelé pourquoi je fais ce métier. On a eu un peu d’aide aussi.

Je le regardai.

— De l’aide ?

Lucas sourit.

— L’assurance-vie de Papi, dit-il. Maman a dit qu’il aurait voulu que je fasse quelque chose de fou avec. Et toi, tu m’as dit que la folie, c’est parfois juste la vie qui refuse de se coucher.

Je restai un moment sans voix.

— Mais tu ne peux pas… commençai-je.

— Marcher ? Non, coupa-t-il avec douceur. Mais Bernard m’a dit que je n’avais pas besoin de mes jambes pour sentir le vent.

Il posa sa main sur le guidon. Ses doigts tremblaient un peu.

— Tu m’apprendras ? demanda-t-il. Tu m’apprendras à conduire, comme Papi m’aurait appris s’il avait eu le temps ?

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