Le lendemain de cette vanne rouge, j’ai compris que ce n’était pas une fuite d’eau qui m’avait coupé les jambes, mais l’idée que mon père puisse un jour se taire pour de bon. Et que, cette fois, ce serait moi qui ne rappellerais plus.
J’ai repris la route de Lyon avec le même ciel bas, la même A6 bouchée, les mêmes phares qui clignotent d’impatience. Sauf que je n’étais plus tout à fait le même homme au volant. J’avais quelque chose qui tapait doucement derrière les côtes, comme une alarme silencieuse.
Le soir, chez moi, j’ai fait semblant d’être présent. J’ai répondu aux questions, j’ai mangé, j’ai même souri par réflexe. Mais dès que je me suis retrouvé seul, j’ai regardé mon téléphone comme on regarde une porte qu’on n’ose pas ouvrir.
Alors j’ai appelé.
Ça m’a paru absurde, presque indécent, d’appeler mon père « pour rien ». Chez nous, un coup de fil, c’est utile ou ce n’est pas. On ne téléphone pas pour respirer ensemble.
Il a décroché au bout de la troisième sonnerie.
« Allô ? »
Sa voix était plus ferme que la veille, comme s’il avait rangé sa gêne dans un tiroir.
« C’est moi, Papa. Ça va ? »
Un petit silence. Puis un souffle, presque amusé.
« Ça va, oui. La chaudière, elle ne pleure plus. »
J’ai souri malgré moi. J’ai voulu dire quelque chose de grand, quelque chose d’intelligent, quelque chose qui marque. À la place, j’ai dit la seule chose honnête.
« J’avais envie d’entendre ta voix. »
Le silence a changé de texture. Il n’était plus gênant. Il était… plein.
« Ah », a-t-il répondu, avec cette pudeur qui lui colle à la peau. « Tu es fatigué, toi. »
On a parlé deux minutes. De rien, et donc de l’essentiel. Et quand j’ai raccroché, j’ai senti, pour la première fois depuis longtemps, que je venais de faire un geste de fils. Pas un geste de cadre pressé.
Le jeudi, je suis passé après le travail, sans prévenir.
Pas avec une caisse à outils. Pas avec un plan. Juste avec une baguette sous le bras et un paquet de café, comme un prétexte banal pour oser.
Le pavillon avait la même allure, mais je remarquais les choses autrement, maintenant. La haie un peu trop haute, la boîte aux lettres qui penchait, le gravier qui s’était accumulé dans un coin comme une poussière d’années.
J’ai sonné. J’ai entendu ses pas, plus lents, plus prudents. Et quand il a ouvert, il a eu ce petit mouvement de recul, comme si ma présence lui donnait une dette.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » a-t-il grogné, pas méchant, juste surpris.
« Je passe. J’ai acheté ton café, celui que tu aimes. »
Il a levé les yeux vers le paquet. Puis vers moi. Comme un homme qui hésite entre la fierté et la joie.
« Entre, alors. Ne reste pas là à geler. »
Dans la cuisine, il a posé deux tasses. Il n’a pas demandé comment ça allait au travail. Il a demandé si je voulais du sucre. Et ce détail-là m’a serré la gorge, parce que mon père ne se souvient pas toujours des grandes choses, mais il se souvient de ce que j’aime dans un café.
On buvait à peine quand un petit « clac » sec a retenti dehors.
On s’est regardés. Lui, avec la fatigue qui monte aux yeux. Moi, avec l’alerte immédiate.
« C’est la lampe », a-t-il dit en se levant trop vite. « Elle doit encore avoir grillé. »
Il a attrapé une chaise, déjà. Il allait sortir, sans réfléchir, comme il a toujours fait. Comme si son corps n’avait pas le droit de dire non.
Je me suis levé en même temps, calmement.
« Attends. On la fait ensemble. »
Il s’est figé. Une seconde. Puis il a lâché la chaise avec un soupir.
« Ça y est… maintenant même une ampoule… »
Sa phrase s’est cassée avant la fin. Je n’ai pas laissé le mot « vieux » arriver jusqu’à nous.
« Papa, tu sais ce que je vois, moi ? Je vois un gars qui a changé mille ampoules dans sa vie. Et un gars qui n’a pas envie de se casser la figure pour une ampoule. C’est tout. »
Il a eu un petit rire, bref, presque honteux.
Dehors, l’air sentait l’hiver, le métal humide, la terre froide. La lampe au-dessus de la porte était vraiment grillée, noire au centre comme un œil éteint.
Il a voulu monter sur la chaise. J’ai posé ma main dessus.
« Non. Tu tiens la chaise. Moi je monte. Tu me dis quand je suis bien. »
Il a protesté, par principe. Puis il a fini par se placer, les deux mains sur le dossier, concentré comme s’il tenait une poutre.
« Là. Voilà. Doucement. »
Je dévissais l’ampoule. Mes doigts allaient vite, efficaces. Et j’ai senti son regard sur moi, un regard qui disait : tu fais bien, mais je suis là.
Quand la nouvelle ampoule s’est allumée, la lumière a éclaboussé la façade d’un jaune rassurant. Ça a fait un bien absurde, presque enfantin.
Il a soufflé.
« Bon. Au moins, ça… ça marche encore. »
Il a dit « ça » mais je savais qu’il parlait de lui.
On est rentrés. Il a remis de l’eau à chauffer, comme si l’action le sauvait du sentiment. Puis, sans me regarder, il a lâché la phrase qui m’a fait mal.
« J’ai eu peur, mardi. Pas de la fuite. De moi. »
Clique sur le bouton ci-dessous pour lire la suite de l’histoire. ⏬⏬






