Ce matin-là, à sept heures trente, ma sonnette a sonné comme une alarme de fin du monde, et quand j’ai ouvert la porte, quelqu’un me tendait, littéralement, une vie à sauver.
Dans le couloir, c’était Louise, ma voisine.
Elle tenait contre elle un vieux panier en osier, et derrière les barreaux, deux yeux jaunes me fixaient comme si j’étais le dernier quai avant la noyade.
Je m’appelle Paul, j’ai cinquante-deux ans, je vis seul dans un deux-pièces à Lyon… enfin, “seul” n’est pas tout à fait juste.
J’ai déjà trois chats : Moka, Grisou et Plume.
Trois histoires de départs qui ont laissé des trous, et trois boules de poils qui se sont installées dedans sans demander la permission.
— Bonjour, Paul…, dit Louise, essoufflée.
Sa voix tremblait un peu.
— Je suis désolée de te déranger si tôt, mais… c’est pour le chat de Monsieur Bernard. Tu as entendu, non ? Il est mort cette nuit.
J’ai senti quelque chose se rétracter en moi.
Monsieur Bernard, le vieux monsieur du troisième, toujours poli, toujours avec son écharpe bleue et son sac de pain, ne reviendrait plus.
Je n’avais jamais mis les pieds chez lui, mais sa présence faisait partie du décor rassurant de l’immeuble.
Je regarde le panier.
Le chat ne bouge presque pas, juste un léger frémissement des moustaches.
On dirait qu’il a compris que quelque chose d’irréversible vient d’arriver, sans savoir quoi.
— Sa famille est venue ce matin, continue Louise.
Ils ont vidé l’appart en deux heures.
Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas garder le chat.
Ils ont signé les papiers pour le refuge. Le fourgon passe cet après-midi.
Le mot “refuge” tombe lourdement dans le couloir.
Je pense aux cages, au bruit, aux animaux adultes qui attendent derrière des barreaux pendant que les gens choisissent des chatons “plus mignons”.
Et pendant que Louise parle, mon cerveau fait ce qu’il sait faire de mieux ces dernières années : il calcule.
Trois gamelles.
Trois visites chez le vétérinaire.
Trois chats à faire garder si, un jour, je pars quelques jours.
L’électricité, le gaz, les courses. Tout augmente, sauf mon salaire.
Je prends une inspiration.
Je sais déjà que ce que je vais dire va me détester un peu moi-même.
— Louise… j’ai déjà trois chats, dis-je doucement.
Tu vois bien comment c’est en ce moment, avec les prix de tout…
Je ne suis pas sûr de pouvoir en assumer un de plus.
Je suis vraiment désolé.
Et je le suis.
Je me sens comme quelqu’un qui ferme une porte sur une main tendue.
Personne ne me traite d’égoïste, mais le mot résonne quand même dans ma tête.
Derrière moi, j’entends les griffes de Plume sur le parquet.
Elle s’approche, queue en point d’interrogation, pour renifler l’odeur du couloir et du panier.
— Je comprends, murmure Louise. Mon propriétaire ne veut déjà pas du mien, alors un deuxième, c’est impossible.
Elle fouille dans sa poche et en sort un petit papier plié.
— Mais… je voulais au moins te montrer ça.
Je prends le papier.
C’est une feuille arrachée d’un carnet, l’écriture est un peu tremblée mais claire.
« Si un jour je ne rentre plus, je vous en prie, ne laissez pas mon chat seul.
Il s’appelle Minou.
Il a peur des portes qui claquent, mais il aime le soleil sur le fauteuil près de la fenêtre.
Merci à celui ou celle qui lui ouvrira sa maison. — Bernard »
Je relis deux fois.
“Ne laissez pas mon chat seul.”
Dans ma tête, j’entends la voix de Bernard que je n’ai presque jamais entendue autrement qu’en “Bonjour, bonne journée”.
Je l’imagine assis à sa table, un stylo dans la main, en train de penser à… lui, ce chat, comme à sa seule famille.
Le couloir se tait.
On entend juste un bus au loin, une porte d’immeuble qui claque.
La vie continue comme si de rien n’était, sauf que là, devant moi, il y a un panier qui change tout.
Je me retourne vers mon salon.
Le canapé un peu affaissé.
La table basse.
La chaise vide de l’autre côté, celle où s’asseyait quelqu’un qui n’habite plus ici depuis longtemps.
Trois chats qui, un par un, ont rempli ce silence.
Je me demande : est-ce que mon appartement est vraiment plein… ou bien est-ce seulement mon courage qui est à moitié vide ?
— Bon…, dis-je en me raclant la gorge.
Fais-le entrer deux minutes. Qu’il se dégourdisse un peu les pattes… avant le refuge.
Louise pousse un petit soupir et pose le panier sur le tapis.
Je m’accroupis pour ouvrir la grille, doucement, comme si j’ouvrais une porte de prison.
Le chat sort avec la lenteur de ceux qui ne savent plus très bien s’ils ont le droit d’exister ici.
Son pelage est un peu terne, ses oreilles un peu abîmées, mais ses yeux d’or accrochent chaque détail : une chaise, un coin de mur, une rayure de griffe sur le pied du meuble.
Il fait le tour de la pièce, renifle les traces des autres.
Moka l’observe depuis le radiateur, Grisou feint l’indifférence sur le canapé, Plume le suit à distance prudente.
Puis, comme si c’était écrit, Minou saute sur le fauteuil près de la fenêtre.
Celui qui prend le soleil du matin.
Il se roule en boule, exactement comme si c’était la place qu’il attendait depuis toujours.
J’ai un nœud dans la gorge.
Je revois la phrase de Bernard : “le fauteuil près de la fenêtre”.
Ce fauteuil devient soudain un pont entre lui et moi, entre sa solitude qui s’est éteinte et la mienne qui respire encore.
— Tu vois ? dit doucement Louise.
Il cherche juste quelqu’un à attendre.
Je reste debout, sans savoir quoi faire de mes mains.
Je pense aux infos, aux débats, aux chiffres qu’on répète : inflation, pouvoir d’achat, économies à faire.
On parle de pourcentages.
On parle très peu des fauteuils vides et des chats qui ne comprennent pas pourquoi une porte ne s’ouvre plus.
— Si je le prends, dis-je enfin, ce ne sera pas “en attendant”.
Ce sera jusqu’au bout.
Sinon, ça ne sert à rien.
Louise a les yeux brillants, mais elle sourit.
— C’est tout ce qu’il lui faut, répond-elle. Une maison qui ne le quitte pas.
Moka descend du radiateur et vient renifler Minou, puis s’installe à côté de lui en laissant un petit espace, comme pour dire : “Tu peux rester, mais pas trop près.”
Grisou soupire et change juste de position sur le canapé.
Plume monte sur le rebord de la fenêtre au-dessus du fauteuil, comme une garde rapprochée.
— Alors il reste, dis-je.
Je verrai avec le vétérinaire, je m’arrangerai.
On fera… un peu plus attention au reste.
Ce n’est pas raisonnable, pas sur le papier.
Mais une petite phrase tourne dans ma tête :
“Il a déjà perdu une maison. Je ne vais pas lui en faire perdre une deuxième.”
Plus tard, quand Louise est repartie, je prends la note de Bernard et je la glisse dans un vieux cadre en plastique trouvé au fond d’un tiroir.
Au crayon, j’ajoute en dessous : Promesse tenue.
Le soir, je me sers un peu moins de pâtes, mais je remplis quatre gamelles sans hésiter.
Dehors, les prix continueront de grimper, les gens continueront de compter chaque centime, chaque facture.
Dans mon deux-pièces au quatrième, moi, j’ai décidé de compter autre chose :
pas combien de chats je peux encore supporter, mais combien de solitudes je peux encore laisser entrer…
même si cette solitude a quatre pattes, des oreilles abîmées, et un regard jaune qui ne sait faire qu’une chose : m’attendre quand je rentre.
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