La deuxième chose que Minou a changée dans ma vie, ce n’est pas mon nombre de gamelles, ni le montant de mes factures.
C’est le bruit du silence.
Avant lui, quand je rentrais le soir, il y avait un trou entre le clac de la porte d’entrée et le premier miaulement de bienvenue.
Un petit moment suspendu où je me demandais toujours : « Et si, un jour, il n’y avait plus personne pour m’attendre ? »
Depuis Minou, ce trou n’existe plus.
Il y a toujours un bruit. Un ronron, un déplacement de coussin, un léger bond du fauteuil près de la fenêtre.
Comme s’il se dépêchait de remplir le vide avant qu’il ne me tombe dessus.
Les premiers jours, j’ai cru que ce serait compliqué.
Quatre chats, c’est une petite république avec ses lois, ses frontières, ses conflits de territoire.
Minou avait une obsession : la porte d’entrée.
Chaque fois qu’elle claquait, même chez les voisins, il se figeait, oreilles baissées, regard rivé sur le couloir, comme s’il attendait quelqu’un qui ne viendrait plus.
— Il croit encore que Bernard va rentrer, murmure Louise, un soir où elle passe prendre des nouvelles.
Minou n’a jamais vraiment aimé ma voix au début.
Quand je parlais un peu fort au téléphone, il se cachait sous le lit.
Quand je faisais tomber une assiette, il disparaissait dans la salle de bain.
Il lui fallait du temps pour comprendre que tous les bruits ne sont pas des adieux.
Moi, il m’a fallu du temps pour comprendre autre chose :
je n’avais pas seulement accueilli un chat, j’avais accueilli une histoire dont je ne connaissais que la dernière page.
Un dimanche, je croise le facteur dans l’escalier.
Il porte encore une lettre au nom de Bernard, un courrier administratif arrivé trop tard.
— Vous pouvez le mettre dans ma boîte, dis-je sans réfléchir. Je… je m’occupe de renvoyer.
Le facteur me regarde avec un petit air de compassion, comme si, en prenant le courrier de Bernard, j’avais aussi pris quelque chose de lui.
Dans ma tête, une phrase surgit : « Au moins, quelqu’un ouvre encore ses enveloppes. »
Je commence à remarquer les traces de Bernard dans mon propre appartement.
Le panier en osier qui sent encore un peu la lavande bon marché.
Le collier usé de Minou, avec un numéro de téléphone qui ne répondra plus.
La façon dont Minou se lève à des heures précises, comme s’il suivait encore l’ancien rythme d’un vieil homme : petit-déjeuner à sept heures, sieste à deux, attente devant la porte à dix-huit heures.
Un soir, vers dix-neuf heures, je le trouve assis devant ma porte d’entrée, parfaitement immobile.
Il regarde le couloir avec une intensité qui me serre le cœur.
— Il n’a pas compris que la maison a changé, dis-je tout haut.
Mais une petite voix au fond de moi ajoute :
« Et toi, Paul, est-ce que tu l’as compris ? »
Un mardi de pluie, la directrice de l’immeuble affiche une note dans l’entrée :
« En raison de multiples plaintes concernant le bruit et les odeurs d’animaux, nous rappelons qu’il est fortement déconseillé de posséder plus de deux animaux par logement. Merci de votre compréhension. »
Je reste planté devant la feuille, le parapluie dégoulinant à la main.
Je la lis trois fois, comme si les mots allaient changer.
Quatre chats.
Je suis devenu, officiellement, un problème.
— Tu as vu ? fait Louise en me rejoignant.
Elle a les cheveux encore mouillés, un sac de courses dans chaque main.
— Ils n’ont pas osé mettre ton numéro d’appartement, mais tout le monde sait très bien qui ils visent.
Je souris jaune.
— On pourrait signer “Minou” en bas de la feuille, je propose.
« Merci de votre in-compréhension. »
Louise rit, un rire un peu trop court.
Le soir, allongé sur mon lit, j’écoute les bruits de l’immeuble.
Un bébé pleure au deuxième.
Une télévision crie des infos au premier.
Une dispute éclate quelque part, derrière un mur.
Et moi, je repense à cette phrase : « multipli es plaintes ».
Qui a trouvé que mes chats faisaient trop de bruit ?
Moka qui ronfle sur le radiateur ?
Grisou qui se prend pour un coussin ?
Plume qui trotte comme une ballerine sur le rebord de la fenêtre ?
Ou est-ce simplement que, dans un immeuble où tout le monde fait semblant de vivre seul, mes quatre paires d’yeux qui guettent derrière les vitres dérangent ?
Je caresse Minou, roulé en boule contre ma hanche.
Son pelage est plus doux depuis quelques jours.
Il mange bien, il boit bien, il dort profondément.
— Si quelqu’un se plaint, tu sais, on s’expliquera, je murmure.
On parlera de fauteuils vides et de chats abandonnés. Et on verra si ça fait plus de bruit qu’une télé allumée toute la nuit.
Évidemment, Minou ne répond pas.
Mais sa queue bouge un peu, comme un point d’exclamation silencieux.
La vraie secousse arrive une semaine plus tard.
Il est cinq heures du matin.
Je dors mal depuis quelques jours, à cause de ces histoires de “plaintes” et de “règlement intérieur”.
Je ne sais pas quelle heure il est quand j’ouvre les yeux, mais je sais exactement pourquoi :
quelque chose pèse sur ma poitrine.
Minou.
Il est là, posé sur moi, les pattes plantées dans mon t-shirt, le regard fixé sur mon visage.
Il ne ronronne pas.
Il ne cligne pas des yeux.
Il me fixe.
— Eh, Minou… laisse-moi dormir, je grogne.
Je tente de le repousser, mais il revient, plus insistant.
Il se met à miauler, un son aigu que je ne lui ai jamais entendu.
Pas une plainte.
Un signal.
Je me redresse, agacé… et je sens soudain cette douleur, cette pression dans ma poitrine, qui monte, sourde, comme un couvercle qui se referme.
Je respire mal.
Je me dis que ce n’est rien, un coup de stress, de fatigue.
Mais Minou ne lâche pas.
Il me suit jusqu’à la salle de bain, tourne autour de mes jambes, miaule encore, se dresse contre la porte.
Je vois mon visage dans le miroir : plus pâle que d’habitude.
Une goutte de sueur froide dans le cou.
Je m’assois sur le bord de la baignoire.
Les murs tournent un peu.
Je pense à Bernard.
Je me demande s’il a ressenti quelque chose, cette nuit-là, avant de mourir, juste lui et son chat dans son appartement.
Minou saute sur le rebord du lavabo et me regarde droit dans les yeux.
Je ne sais pas pourquoi, mais c’est là que quelque chose bascule.
Je me lève, enfile un pantalon, une veste, prends mon téléphone.
Mes doigts tremblent.
Je frappe à la porte de Louise.
Une, deux, trois fois.
Elle ouvre avec les cheveux en bataille, les yeux plissés, son chat dans les bras.
— Paul ? Qu’est-ce qui se passe ?
Je dois avoir une tête suffisamment inquiétante, parce qu’elle n’attend pas ma réponse.
— Tu t’assieds. Là.
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