Ma mère « oublie » de mettre une assiette pour ma fille le soir de Noël, en disant qu’il « n’y en a pas assez » parce qu’elle a contrarié le petit-fils préféré. Pendant ce temps, lui se ressert. Je ne dis pas un mot. On reprend nos cadeaux, et on s’en va. À 21h47, mon père m’écrit : « Le loyer est pour demain. » Je n’ai pas fait de scandale.
Je m’appelle Julien. J’ai trente-six ans, je suis responsable support informatique dans une petite entreprise, grand frère de quatre ans de plus que mon frère, mari de Claire et papa d’une petite fille de sept ans qui s’appelle Zoé, que j’ai adoptée quand elle avait trois ans.
Je suis celui qui étiquette les cartons de décorations, qui a un tiroir plein de piles et qui arrive toujours en avance avec des chaises pliantes au cas où.
Je ne bois presque pas. Je ne crie pas.
Je répare le Wi-Fi et les chaises bancales. Ma famille m’aime bien parce que je suis pratique.
Noël chez mes parents, c’est un rituel : une crèche en plastique plus vieille que moi, un vieux Père Noël en carton un peu jauni. La playlist de ma mère, c’est toujours le même CD gravé quelque part vers 2008.
Mon frère, Thomas, arrive en retard avec son fils, Hugo, neuf ans, plein d’énergie, le petit-fils en or.
Ma mère l’appelle « mon petit bonhomme », comme si le reste de nous n’était que des locataires de passage dans sa vie.
Nous arrivons avec un gratin et une boîte de biscuits.
La main de Claire repose sur l’épaule de Zoé.
Zoé tient un dessin emballé pour « Mamie » : des bonshommes bâtons qui se tiennent la main sous un arbre de travers.
Elle me regarde comme pour demander :
— C’est bien comme ça ?
Je souris.
— C’est parfait.
— Les manteaux sur le fauteuil, dit ma mère en s’agitant. Les chaussures dans l’entrée, j’ai juste fait le sol.
Mon père me fait un signe de tête.
— Viens m’aider avec le rôti, champion.
Zoé jette un coup d’œil à la salle à manger.
La table est dressée avec un chemin de table rouge, huit assiettes, des couverts brillants.
Elle pointe du doigt.
— Et moi, je m’assois où ?
— À côté de moi, je réponds.
— Tout le monde à table ! crie ma mère en applaudissant.
Elle pose une assiette devant Hugo avant même qu’il soit assis.
Il est déjà en train de manger, avec une deuxième portion prête sur une petite assiette à côté.
Il sourit comme s’il était propriétaire de la maison.
Zoé glisse sur sa chaise et regarde son set de table.
Pas d’assiette, pas de fourchette.
Juste un carré nu, avec une trace collante d’un vieux sucre d’orge.
Je garde une voix douce.
— Maman, il manque un couvert pour Zoé.
Ma mère ne relève même pas la tête.
— Il n’y en a pas assez. Elle a fait pleurer Hugo, tu te rappelles ?
Claire appuie son genou contre le mien.
— Quoi ?
Thomas hausse les épaules.
— Elle a cassé sa construction.
Zoé chuchote :
— C’était des gobelets… J’ai dit pardon.
Ma mère fait un geste de la main.
— On ne récompense pas les mauvais comportements.
Hugo tend déjà son assiette pour se resservir, et ma mère le ressert en rigolant.
— Faut bien nourrir un grand garçon qui grandit.
Zoé croise les mains sur ses genoux.
Sa bouche devient un petit trait serré.
J’entends ma propre voix, mais elle sonne comme si elle venait de loin.
— On va y aller.
Le sourire de ma mère devient tranchant.
— Julien, ne sois pas dramatique.
Thomas ricane.
— Sérieux, mec, c’est Noël.
Je me lève.
Claire se lève.
Zoé se lève.
On prend les cadeaux qu’on a apportés, toujours emballés.
Personne ne nous arrête.
Mon père nous regarde, silencieux, comme une télévision éteinte.
Dehors, l’air est coupant.
J’ouvre la voiture, Zoé grimpe, s’attache toute seule sans un mot.
Les yeux de Claire sont humides, mais calmes.
« Je n’ai rien dit », je me répète, les mains sur le volant. « On ne fait pas d’histoire. »
On s’éloigne, la maison rétrécit dans le rétroviseur.
Le vieux CD continue de tourner derrière la porte qu’on vient de fermer.
Je ne regarde pas mon téléphone. Pas encore.
Nous avons adopté Zoé après une année de démarches : réunions, visites à domicile, dossiers aussi épais que des dictionnaires.
Le jour où le juge a posé son tampon, Zoé serrait un renard en peluche et a murmuré :
— Je suis à toi maintenant ?
J’ai répondu :
— Pour toujours.
Et je l’ai pensé tellement fort que ça m’a fait mal.
Mes parents m’avaient dit qu’ils étaient fiers.
Ils ont pris une photo avec le juge, que ma mère a fait encadrer.
Elle l’a posée sur un petit meuble, entre deux photos d’Hugo.
Aux repas de famille, elle pointait parfois cette photo comme on montre un souvenir de vacances :
— Vous vous rappelez de ce jour ?
Thomas était neutre… jusqu’à ce qu’il comprenne qu’une adoption ne vient pas avec une liste de naissance remplie de cadeaux.
Il appelle Zoé « ta petite », comme s’il y avait une distance qu’il n’avait pas envie de traverser.
Hugo, lui, l’a déjà appelée « pas-vraiment-cousine ».
Je doute que ce soit venu de lui tout seul.
L’argent plane sur notre famille comme le sel sur la table : toujours présent, utilisé sans qu’on y pense.
Quand j’ai eu mon premier poste de technicien, ma mère a commencé à m’envoyer des messages pour des « petits coups de main ».
La facture internet était compliquée.
L’assurance voiture était urgente.
Thomas avait besoin d’un « prêt éclair » entre deux missions.
Le dos de mon père l’a lâché, et soudain, c’est moi qui payais ses frais pendant un mois… puis deux, puis trois.
Claire est infirmière, parfois de nuit.
On ne roule pas sur l’or, mais on s’organise.
On dit non aux voyages et oui au dentiste.
On fait notre budget.
On remplit notre épargne à la petite cuillère.
Chaque décembre, la même chorégraphie recommence.
Ma mère distribue les plats à préparer, et glisse toujours un gros morceau pour nous, parce qu’on est « fiables ».
La dinde une année.
Le rôti l’année suivante.
— De toute façon, vous avez la carte, vous gagnez des points, dit-elle, comme si les points pouvaient payer les chaussures de Zoé.
Quand je propose de partager les frais, sa voix devient douce.
— Ne fais pas de ça une histoire d’argent, mon chéri.
Thomas, lui, hausse le ton.
— Frérot, je suis entre deux plans de boulot.
Ça fait trois ans qu’il est entre deux plans, mais Hugo, lui, ne manque jamais de nouvelles baskets.
Avant Noël cette année, ma mère m’appelle avec sa voix enjouée.
— Tu peux t’occuper du rôti ? Et des jolies serviettes, pas celles du supermarché, hein. Et du vin, deux rouges, un blanc. Ah, et tu peux ramener des assiettes ? Les nôtres sont toutes ébréchées. Tu sais où trouver quelque chose de pas trop cher.
Je réponds :
— On peut amener des accompagnements et le dessert. C’est notre maximum.
Silence d’une seconde.
— C’est Noël, Julien. Ne commence pas à compter les centimes.
Claire serre ma main.
Je dis :
— On a nos propres factures.
Thomas intervient sur le groupe familial :
— Commencez pas, sérieux.
Puis il envoie une photo d’Hugo dans un parc de trampolines avec la légende :
— Ça, ça n’a pas de prix.
Deux jours plus tard, mon père envoie une capture d’écran :
— Les charges ont explosé ce mois-ci.
Avec un montant bien rond qui sent le bricolage.
Je demande :
— Tu peux m’envoyer la facture ?
Il répond :
— C’est compliqué.
Chez lui, ça veut dire : « Ne pose pas de question. »
On baisse la tête.
Zoé prépare des cartes pour tout le monde avec des autocollants en forme d’étoiles.
Elle écrit « Mamie » en se trompant une fois sur deux.
Elle répète un petit discours de « Joyeux Noël » parce que maintenant, elle adore parler devant les autres ; l’école lui a appris ça.
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