Le petit garçon couvert de sang qui a poussé la porte d’un bar de motards en cherchant des anges

Les gars jouaient aux cartes dans le fond du « Relais du Canal », un petit bar routier perdu sur une départementale près de Toulouse, quand la porte s’est ouverte dans un courant d’air froid.

Un gamin d’environ six ans a poussé la lourde porte à deux mains. Il portait un pyjama de super-héros trop court aux chevilles, taché de rouge. Pas son sang à lui.

— Maman ne se réveille plus, a-t-il dit d’une voix trop calme pour un enfant. Elle a dit : « Va chercher les anges. » Vous… vous êtes les anges ?

Derrière lui, par l’ouverture, on voyait une femme allongée sur le seuil. Une trentaine d’années, peut-être, le visage tourné vers le bitume, les cheveux collés à son manteau. On devinait qu’elle avait rampé, accroché la main de son fils, jusqu’à la lumière jaune de notre bar de motards. Et qu’elle s’était écroulée là.

J’ai laissé tomber mes cartes sur la table. Le full ne valait plus rien.

Le gamin tenait encore la main de sa mère. Une main déjà froide. Il avait tiré son bras jusqu’à l’intérieur, comme si franchir la frontière du bar pouvait la ramener parmi les vivants.

— Maman a dit que les hommes avec des motos, c’étaient des anges, a-t-il répété. Que je devais vous dire qu’il y a un méchant.

Je m’appelle Marc « Tonton » Dubreuil, soixante-trois ans. Je roule avec le moto-club « Les Loups du Canal » depuis plus de trente ans. Le nom fait peur, je sais. On l’a choisi quand on était jeunes et un peu idiots, on trouvait ça « badass ». Maintenant on est surtout des grands-pères avec des genoux usés qui passent leurs week-ends à organiser des balades caritatives pour l’hôpital des enfants.

Ce soir-là, on était huit, notre partie de cartes du mardi. Le Relais du Canal appartient officiellement à la femme de Nico, mais c’est là qu’on parle club une fois les clients partis.

Le garçon se tenait au milieu du bar, toujours accroché à la main inerte de sa mère, et attendait qu’on soit les anges qu’elle lui avait promis.

— Bon sang, a murmuré Riton en se levant déjà vers la porte.

— Ne touche à rien, j’ai dit en lui attrapant le bras. Ça va devenir une scène de crime.

J’ai sorti mon téléphone et composé le 17. Puis je me suis accroupi à hauteur d’enfant.

— Comment tu t’appelles, petit ?

— Louis, a-t-il répondu. Vous allez réparer Maman ?

— On va appeler des gens qui peuvent l’aider, Louis. Tu peux lâcher sa main ?

Il a serré plus fort.

— Non. Elle a dit : « Tu ne lâches jamais ma main avant d’avoir trouvé les anges. »

Derrière moi, Jo observait la femme, sans la toucher, juste le regard d’un ancien pompier volontaire. Il a croisé mon regard et a fait non de la tête. Elle était morte depuis un moment déjà.

— Louis, ai-je dit doucement, tu as très bien fait. Tu as trouvé les anges. On est là maintenant. Tu peux lâcher sa main, je te le promets.

— Vous êtes vraiment des anges ?

— Je te le promets.

Il a fini par ouvrir sa petite main. Ses doigts portaient des traces rouges séchées. C’est là que j’ai vu le papier épinglé à son pyjama.

Un morceau de feuille, attaché avec une épingle à nourrice. L’écriture tremblée d’une femme qui a peur :

« Il s’appelle Louis. Son père veut nous tuer. Protégez-le, s’il vous plaît. Je n’ai plus confiance dans la police. Faites confiance aux motards. »

Au loin, on commençait à entendre les sirènes. Avant qu’elles n’arrivent, Louis a ajouté calmement :

— Le méchant va venir. Maman a dit qu’il nous retrouverait. Il nous retrouve toujours.

Les gendarmes sont arrivés les premiers, puis le SAMU. La supérieure de la brigade, la capitaine Claire Bernard, on la connaissait déjà. On avait parfois collaboré lors de collectes de jouets, de choses comme ça.

Elle a découvert la scène : une femme poignardée devant un bar de motards, un enfant couvert de sang, huit types en cuir autour. Par réflexe, sa main s’est rapprochée de son arme.

— Personne ne bouge.

— Claire, ce n’est pas ce que tu crois, ai-je dit en levant les mains. Regarde le mot sur son pyjama. Le gamin est venu jusqu’à nous.

Elle a lu le message, puis s’est penchée vers la femme. Plusieurs coups de couteau, des traces nettes de défense sur les avant-bras. Une femme qui s’était battue pour rester en vie assez longtemps pour conduire son fils jusqu’à un endroit qu’elle croyait sûr.

— Louis, a dit la capitaine d’une voix douce, qui est le méchant dont tu parles ?

— Papa, a répondu l’enfant sans hésiter. C’est Papa, le méchant.

— Et ton papa, comment il s’appelle ?

— Maître Martel. Il dit que c’est lui le plus fort.

Dans le silence qui a suivi, j’ai vu les regards que se lançaient les gendarmes. Ils connaissaient ce nom. Moi aussi, à force d’entendre les infos. Un avocat très connu dans la région, souvent à la télé locale, toujours bien mis, toujours du bon côté des caméras.

— Antoine Martel ? a demandé la capitaine, blanche.

Louis a hoché la tête.

— Il a dit qu’il allait réparer Maman. Qu’elle parlait trop. Qu’elle racontait des choses sur lui.

Claire m’a tiré à l’écart.

— Tu comprends dans quoi on met les pieds ? Cet homme a des entrées partout. On a déjà reçu des consignes de… prudence sur certains dossiers où il était impliqué.

— Ça veut dire quoi, concrètement ?

— Ça veut dire que si on suit la procédure classique, l’enfant passe par l’Aide sociale à l’enfance, une famille d’accueil, des rapports, des juges… et Martel sera prévenu de chaque étape. Il a des amis dans les ministères, dans les médias, au barreau.

— Donc le gamin n’est en sécurité nulle part, ai-je résumé.

— Officiellement, si, a-t-elle dit. Officieusement… je n’en suis pas certaine.

Je me suis retourné vers Louis, assis sur un tabouret de bar trop haut pour lui, les pieds qui balançaient dans le vide, son pyjama de super-héros collé à sa peau.

— Non.

— Non quoi ? a demandé Claire.

— Non, vous n’allez pas le laisser partir dans un système où son père peut le retrouver quand il veut. On le prend.

— Marc, ce n’est pas si simple. On ne « prend » pas un enfant comme un sac de courses.

— On le protège chez nous. Chez moi.

C’est à ce moment-là que la voiture noire s’est garée juste devant le bar, gyrophares encore visibles au loin.

Antoine Martel est entré comme dans son cabinet d’avocat, lisse, costume sombre parfaitement ajusté, l’air faussement bouleversé. Il était un peu plus de deux heures du matin.

— J’ai été prévenu pour ma femme, a-t-il dit sans même un regard pour le corps recouvert d’un drap. C’est tragique. Elle allait mal depuis des mois. Elle inventait des histoires, elle se croyait suivie. J’ai tout fait pour l’aider, mais…

Son regard a glissé sur Louis.

— Viens, mon grand. On rentre à la maison.

Louis a poussé un cri qu’on n’entend pas souvent. Pas un cri de caprice. Un cri de peur animale. Il a couru vers moi, s’est agrippé à ma taille et a enfoui son visage dans mon gilet en cuir.

— S’il te plaît, ange, ne le laisse pas m’emmener. Il a tué Maman. Il a dit que c’était mon tour après, si je parlais.

Le masque d’Antoine Martel a vacillé une fraction de seconde. Juste assez pour laisser passer quelque chose de froid dans son regard.

— L’enfant est traumatisé, a-t-il repris en se recomposant un air de victime. Ma femme lui a monté la tête. Capitaine, je reprends mon fils. Si ces hommes tentent de s’y opposer, j’exigerai qu’ils soient poursuivis.

Claire hésitait. Je voyais le conflit sur son visage : la loi d’un côté, ce qu’elle venait de voir de l’autre.

Nico, notre colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, ancien militaire, a fait un pas en avant.

— Capitaine, vous avez des enfants ?

— Oui. Deux.

— Alors regardez ce petit garçon dans les yeux et dites-lui que vous allez le laisser partir avec l’homme qu’il désigne comme le meurtrier de sa mère.

— La loi… a commencé Claire.

— La loi, c’est important, ai-je dit calmement. Mais parfois, avant la loi, il y a juste une chose : ne pas trahir un enfant qui a tout perdu en une nuit.

Martel a sorti son téléphone.

— Je vais appeler, a-t-il lâché. Le procureur, le préfet, qui vous voulez. Vous ne savez pas à qui vous vous opposez.

— Parfait, ai-je répondu. Faites-le. Plus il y aura de monde au courant, mieux ce sera. Une femme retrouvée morte devant un bar de motards, son fils avec un mot épinglé sur le pyjama disant que son père veut les tuer. Les journaux adoreront.

— Vous me menacez ?

— Je protège ce gamin. Nuance.

Le face-à-face a duré de longues minutes. Des coups de fil, des discussions à voix basse. Aucun de nous ne bougeait. Huit motards plantés entre un enfant et l’homme qu’il appelait le « méchant ».

Puis la capitaine Bernard a pris sa décision.

— Maître Martel, dans ce type de situation, l’enfant doit être placé en protection d’urgence, le temps que nous vérifiions les faits. C’est la procédure en cas de violences intra-familiales graves.

— Il n’y a aucune preuve !

— Votre femme est morte, votre fils est couvert de son sang et un message laissait entendre qu’elle craignait pour sa vie. Ça suffit pour ouvrir une enquête et protéger l’enfant. Il ne partira pas avec vous ce soir.

— Avec qui alors ? Je ferai fermer n’importe quelle famille d’accueil que vous choisirez.

— Avec moi, ai-je dit. Ma femme et moi, on a été famille d’accueil agréée pendant des années. Les papiers sont toujours valables.

Martel a éclaté d’un rire sec.

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