— Papa a crié très fort. Maman était par terre dans la cuisine. Il avait un couteau. Elle m’a dit : « Va chercher les anges, mon cœur. » Elle saignait, mais elle a quand même marché avec moi jusqu’au bar. Elle n’arrivait presque plus à tenir debout.
— Et après ?
— Après, elle est tombée devant la porte. Elle m’a dit : « Tu frappes, tu ne lâches pas ma main avant de trouver les anges. » Alors j’ai frappé. Et les anges sont venus.
L’avocat de la défense a essayé de le faire douter. Il a parlé de cauchemars, de confusion, de films.
— On t’a raconté ce que tu devais dire, Louis ?
— Non, monsieur, a répondu le gamin. Les grands, ils me disent juste de dire la vérité. C’est tout.
On ne peut pas « coacher » le regard d’un enfant qui dit la vérité. Le jury l’a vu. La salle entière l’a vu.
Antoine Martel a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, avec une période de sûreté longue. Il a fait appel, bien sûr, mais la décision a été confirmée.
Il est mort en détention deux ans plus tard, d’un problème de cœur, d’après ce qu’on a lu dans la presse. Je n’ai pas éprouvé de joie, pas vraiment de tristesse non plus. Juste un étrange soulagement silencieux. Louis, lui, n’a pas posé beaucoup de questions. Il a juste dit :
— Alors il ne pourra plus jamais faire peur à quelqu’un ?
— Non, ai-je répondu.
Trois ans ont passé depuis la nuit où Louis a poussé la porte de notre bar. Il a neuf ans maintenant. L’adoption a été prononcée l’an dernier. Sur son livret de famille, il porte mon nom. À la maison, il m’appelle « Papa » la plupart du temps, parfois encore « Tonton ». Quand il veut me faire sourire, il m’appelle « mon ange avec un casque ».
Il monte avec moi à l’arrière de la moto, avec le plus petit casque que nous ayons trouvé, aux normes, bien sûr — sa mère adoptive, si elle nous regarde de là-haut, n’aura rien à nous reprocher de ce côté-là.
Le club aussi l’a adopté. Il a une petite veste avec un écusson « Loup en apprentissage ». Les gars disent qu’il a quarante-deux oncles prêts à se mettre entre lui et n’importe quel danger.
Le mois dernier, c’était la date anniversaire de la mort de Camille. Comme chaque année, on a roulé jusqu’au cimetière, Louis et moi.
Il a posé devant la pierre une petite figurine de super-héros.
— Maman, a-t-il dit en caressant la pierre, les anges s’occupent bien de moi, comme tu as dit. Papa-ange m’apprend à être fort, mais pas méchant. À protéger les gens qui ont peur. Comme toi, tu m’as protégé.
Il est resté silencieux un moment, puis a ajouté :
— Et le méchant ne peut plus faire de mal. Les anges et les juges l’ont arrêté.
Sur le chemin du retour vers les motos, il m’a demandé une chose qu’il ne m’avait encore jamais dite.
— Pourquoi tu m’as aidé, ce soir-là ? Tu ne me connaissais pas.
Je me suis arrêté, le casque à la main.
— Ta maman avait raison sur nous, Louis. On n’est pas des saints, mais on essaie d’être ce dont les gens ont besoin au moment où ça compte. Cette nuit-là, tu avais besoin qu’on soit des anges. Alors on a essayé de l’être.
— À l’école, ils disent que les motards, ça fait peur.
— Et toi, tu as peur de nous ?
— Non. Mais je sais que les mauvais devraient avoir peur de vous.
— C’est un peu l’idée, oui.
Il a rigolé, puis a enfilé son casque.
— Papa ?
— Oui ?
— Maman avait raison. Les anges n’ont pas toujours des ailes. Des fois, ils ont des motos qui font beaucoup de bruit.
On est rentrés au local des Loups du Canal. Ce soir-là, le moto-club au nom le plus inquiétant du coin organisait… une soirée lasagnes pour les voisins. Les enfants des immeubles d’en face jouaient au ballon devant les machines, les vieilles du quartier venaient prendre un café en râlant sur le prix de l’électricité.
Louis aidait à servir, fier dans son petit gilet.
La capitaine Bernard est passée dire bonjour, comme elle le fait parfois depuis sa retraite. Elle s’est arrêtée un instant à côté de moi, en regardant Louis courir avec les autres gamins.
— Tu sais, la première nuit, au bar, j’ai vraiment cru que vous étiez tous fous, a-t-elle dit. Tenir tête à un homme comme Martel, risquer des ennuis pour un enfant que vous ne connaissiez pas…
— Et maintenant ?
Elle a souri.
— Maintenant, je me dis que Camille a été la femme la plus lucide que je n’ai jamais rencontrée sans l’avoir connue. Elle savait très bien où envoyer son fils. Pas vers une administration anonyme, mais vers les seuls qui n’auraient pas reculé.
— On n’est pas des héros, Claire.
— Non, a-t-elle répondu. Mais pour lui, cette nuit-là, vous étiez des anges. Et une mère a tenu sa promesse, grâce à vous.
Louis a débarqué, le visage plein de sauce tomate.
— Papa ! Tonton Nico dit qu’il va m’apprendre à bricoler un moteur demain !
— C’est une bonne nouvelle, ça, ai-je répondu.
Il est reparti en courant. Claire l’a suivi du regard.
— Il y a trois ans, ce gamin s’est enfui d’un appartement plein de peur, a-t-elle dit. Aujourd’hui, il court au milieu des motos comme si c’étaient des manèges.
— Les enfants, ça tient debout plus longtemps qu’on ne croit, ai-je murmuré. À condition qu’on les rattrape quand ils tombent.
Cette nuit-là, après que tout le monde s’est couché, je suis resté un moment assis dans la chambre de Louis.
Au mur, il y a une photo de lui avec tous les Loups, prise le jour de l’adoption devant le tribunal. Quarante-deux types mal rasés qui essaient de sourire sans avoir l’air trop émus. Dans un coin du cadre, Louis a glissé un petit papier jauni : le message que sa mère avait épinglé à son pyjama.
« Faites confiance aux motards. »
Trois mots écrits à la va-vite par une femme qui allait mourir. Trois mots qui ont changé la vie d’un enfant… et la nôtre.
Louis parle encore parfois dans son sommeil. Au début, c’étaient des cauchemars. Il appelait sa mère, avait peur d’une ombre dans le couloir. Aujourd’hui, la plupart du temps, il rêve de virages, de vent dans le visage, de voyages.
Demain matin, il se réveillera dans une maison où personne ne crie. Il ira vérifier auprès de Nico comment démonter un carter, il mangera des tartines trop beurrées avec ses « oncles », il montera derrière moi pour aller à l’école.
Il grandira en sachant que sa mère l’a aimé assez fort pour utiliser son dernier souffle à le conduire vers un endroit où il serait protégé. Et que, quand elle lui a dit de chercher les anges, elle savait exactement ce qu’elle faisait.
Les Loups du Canal. On a gardé le nom, finalement. Les gens continuent de nous regarder de travers quand on arrive en bande. Ça nous fait sourire.
Parce que chaque « mauvais garçon » d’aujourd’hui a été, un jour, un enfant perdu. Et parfois, pour la bonne personne, on se souvient de ce que c’est que de devenir ange, l’espace d’une nuit.
Même si ces anges-là portent du cuir, font du bruit quand ils passent sous vos fenêtres et ont plus de rides que de dents en bon état.
Et même si la personne pour qui ils se transforment, ce n’est « que » un petit garçon en pyjama taché, qui a poussé un soir la porte d’un bar de motards en cherchant les anges que sa mère lui avait promis.
Ce soir-là, on l’a sauvé.
Ou peut-être que, d’une façon qu’on ne comprend pas toujours, c’est lui qui nous a sauvés.






