Tous les matins, le siège 13 attend un enfant sans petit-déjeuner, sans chaussettes chaudes. Et pourtant, il y a toujours quelque chose qui l’y attend.
Je m’appelle Alain, 58 ans, chauffeur de bus scolaire en banlieue lyonnaise. Chaque matin, je démarre le moteur à 5h45. Dehors, la buée s’accroche aux vitres tandis que la radio déverse ses nouvelles sur les bouchons et l’inflation. Je prie en silence pour avoir des feux verts et pour que les gamins arrivent à bon port.
Le siège 13 se trouve juste derrière la porte arrière. Chaque chauffeur a un siège qu’il n’oublie jamais. Le 13, c’est le mien.
Tout a commencé en janvier, au retour des vacances de Noël. Les routes étaient encore blanches de sel, le ciel bas et gris. Un gamin que je n’avais jamais vu est monté. Capuche rabattue, sac à dos de travers. Il sentait l’humidité et le linge mal séché. Il s’est assis au siège 13, fixant ses chaussures. Quand il est descendu, il restait une tache sombre sur le sol, là où ses chaussettes trempées avaient traversé la toile de ses baskets usées.
Le lendemain matin, j’ai préparé une petite boîte à la maison. Une brioche, une pomme, une brique de jus d’orange. J’ai ajouté une paire de chaussettes en laine du supermarché et deux chaufferettes pour les mains. Sur un post-it, j’ai écrit : « Pour qui en a besoin. Pas de questions. » J’ai tout posé sur le siège 13.
Quand nous sommes arrivés au collège, la boîte avait disparu. Pliée soigneusement, elle avait été glissée sous le siège, comme pour se faire invisible.
À partir de là, le siège 13 est devenu notre secret silencieux. Certains jours, la boîte restait intacte. D’autres jours, elle disparaissait avant le troisième arrêt. Une fois, j’y ai trouvé un mot : « Tu as sauvé ma matinée. » Une autre fois : « Ces chaussettes tiennent chaud. Merci. »
Je n’ai jamais demandé de noms. En France, on débat sans fin à la télé sur les allocations, le quotient familial, les zones prioritaires. Mais ici, dans mon bus, on ne fait pas de politique. Ici, il s’agit juste qu’un gamin ne soit pas assis le ventre vide en cours de maths.
Petit à petit, l’idée a fait son chemin.
Une collégienne a déposé un paquet de mouchoirs dans la boîte, l’air de rien. Un garçon, d’habitude muet comme une carpe, y a glissé un cahier neuf. Le gardien du dépôt a remarqué mes tickets de caisse et m’a apporté des sachets de gâteaux secs qu’il avait achetés chez Lidl. Il m’a dit, l’œil brillant, qu’il avait connu la faim lui aussi quand il était minot.
En mars, la direction de l’école a voulu me remettre une lettre de remerciement. Je l’ai prise, je l’ai posée sur le frigo à la maison, coincée sous l’aimant, à côté de la facture EDF. Un bout de papier, ça ne réchauffe pas les pieds à six heures du matin.
Un lundi de printemps, Théo, un élève de 5ème, est monté en retard. Les yeux rouges. Il s’est assis au siège 13, a vu la boîte, a retiré sa main.
Ce n’est qu’au dernier arrêt qu’il l’a prise. Il a remonté l’allée centrale et l’a tendue à un petit 6ème qui flottait dans un blouson trop grand, un plâtre au bras. « Tiens », a-t-il juste dit. J’ai gardé les yeux rivés sur la route, les jointures blanches sur mon volant. Parfois, les actes les plus courageux se font dans le silence absolu.
En avril, il y avait soudain plus de choses dans la boîte qu’il n’en sortait. Du chocolat en poudre offert par une instit’, une carte de bus donnée par une mère qui n’en avait plus l’usage. Un matin, j’ai trouvé une lettre : « Mon fils s’est assis là. Il dort mieux depuis. Merci de l’avoir vu. »
Les grandes vacances sont arrivées, les enfants étaient bruyants de joie. Avant qu’ils ne se ruent dehors, je me suis levé. « Écoutez-moi bien », ai-je dit. « Le siège 13 est à nous tous. Si vous en avez besoin, servez-vous. Si non, aidez-moi à faire en sorte qu’il ne soit jamais vide. » Ils ont hoché la tête, sérieux comme des adultes qui viennent de comprendre un truc vital.
En septembre, pour la rentrée, tout a recommencé. Nouvelles listes, nouveaux visages. J’ai repris mon rituel. Pain au lait, fruit, barre de céréales. Et toujours ce petit mot dessus : « Tu es plus important que tu ne le crois. »
Une fois, c’est un enfant de réfugiés qui a pris la boîte. Plus tard, je n’y ai retrouvé qu’un bonbon solitaire et un papier froissé : « Aujourd’hui c’était moi. Demain plus moi. Merci. » Une autre fois, une prof m’a raconté qu’une élève avait osé lever la main en classe pour la première fois, juste après avoir mangé ce qu’il y avait dans le bus.
Juste avant Noël, des gants tricotés rouges, un peu tordus, sont apparus dans la boîte. Avec une lettre : « On n’a plus besoin du siège 13. Les Restos du Cœur nous aident maintenant, et ma mère a trouvé des horaires de travail normaux. Ces gants iront à quelqu’un d’autre. Joyeux Noël. »
Quand je rentre le bus au dépôt le soir, je passe parfois ma main sur le dossier du siège. Là où tant de mains se sont posées, le velours est devenu plus clair, usé par la vie. C’est peut-être là, précisément à cet endroit, qu’une ville arrête d’être seulement du béton et du bruit, pour commencer à devenir humaine.
Je ne peux pas faire baisser le prix de l’essence. Je ne peux pas payer les loyers des gens. Mais je peux garder un siège. Une place qui ne reste jamais vide.
Le siège 13 nous appartient à tous. Tant qu’il reste rempli, notre espoir l’est aussi.
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