À la rentrée, il était toujours là, derrière la porte arrière, prêt à attendre en silence. Et moi, à 5h45, je démarrais le moteur avec la même prière discrète : que personne ne commence sa journée le ventre vide et les pieds gelés.
Octobre est revenu avec sa pluie fine, ses matins trop sombres et cette buée qui s’accroche aux vitres comme un voile. Au dépôt, l’odeur du gasoil froid se mêlait à celle du café tiède qu’on boit debout. J’ai regardé, par réflexe, derrière la porte arrière, comme on vérifie une présence.
Le siège 13 était là, un peu plus clair à force d’avoir été touché. La boîte aussi, posée comme si elle n’avait jamais quitté sa place. Une barre de céréales, une compote, une banane, et ce petit mot que j’écris sans y penser : « Tu es plus important que tu ne le crois. »
Les premières semaines, tout a repris comme avant. Certains matins, la boîte disparaissait avant le troisième arrêt. D’autres jours, elle restait intacte jusqu’au collège, comme si personne n’osait être celui qui en a besoin.
Puis un mardi, en fin de tournée, j’ai trouvé autre chose. Un petit carnet à spirales, couverture bleue, un peu abîmé sur les coins. Il n’était pas posé dessus, mais glissé sous la boîte, comme un secret confié sans bruit.
Je l’ai ouvert au dépôt, moteur coupé, dans ce moment où le bus est vide et pourtant encore plein des voix de la matinée. Sur la première page, il y avait ces mots : « Carnet du siège 13. On écrit si on veut. On garde. On ne juge pas. » Et plus bas, une phrase simple : « Merci, Alain. »
J’ai refermé doucement le carnet, comme on referme une porte sur une chambre où quelqu’un dort. Ce n’était plus seulement une boîte, ni même un geste. C’était devenu une façon de se parler sans se dévoiler, une présence qui ne réclame rien.
Le lendemain, j’ai hésité à le remettre. Un carnet peut se perdre, se faire lire par de mauvaises mains, devenir cruel si quelqu’un décide de s’en servir contre les autres. Mais j’ai pensé au siège 13, à ce qu’il avait déjà porté, et j’ai décidé de faire confiance, prudemment.
À 6h10, au deuxième arrêt, Théo est monté. Il avait grandi, ou bien c’est moi qui le voyais autrement, mais il ne traînait plus comme avant. Il a regardé le siège 13, a vu le carnet, et s’est assis un rang devant, comme un gardien discret.
Au quatrième arrêt, un nouveau est monté. Capuche serrée, sac trop lourd, pas de regard. Il a ralenti devant le siège 13, comme on ralentit devant une porte qu’on n’a pas le droit d’ouvrir.
Théo a simplement bougé son genou pour dégager l’allée. Il n’a pas fait de geste de chef, pas de sourire, pas de phrase. Il a juste laissé la place.
Le petit a pris la boîte, puis le carnet, et il s’est assis au siège 13, serrant le tout contre lui. À la descente, il a replié la boîte et l’a glissée soigneusement sous le siège. Mais le carnet, lui, a disparu.
Le soir, je l’ai retrouvé posé sur mon siège conducteur, bien en évidence. Une page avait été ajoutée, d’une écriture tremblée mais décidée. « Je m’appelle Yanis. Je suis en sixième. Je ne veux pas qu’on sache, mais je veux dire merci. »
À partir de ce jour-là, le carnet a commencé à vivre. Il revenait, repartait, s’épaississait de mots qu’on ne dirait jamais à voix haute. Il y avait des phrases très courtes, des dessins, des listes de contrôles, et parfois un simple « aujourd’hui, ça va ».
Je ne le lisais pas tout, et surtout pas tout de suite. Je ne voulais pas voler ce qui ne m’appartenait pas. Je jetais seulement un coup d’œil à la première page, pour vérifier qu’il n’y avait pas un appel clair à l’aide, quelque chose qui demandait une vraie intervention.
En novembre, le froid s’est installé d’un coup. On reconnaît ces matins-là au bruit des pas, plus rapides, et aux épaules qui se ferment sans même y penser. Les gants revenaient souvent dans les pages, les chaussettes aussi, et cette fatigue qui colle aux enfants comme elle colle aux adultes.
Un matin, j’ai trouvé dans la boîte une paire de chaussettes tricotées à la main. Elles n’étaient pas parfaitement droites, mais elles étaient épaisses, faites avec une patience qu’on n’achète pas. Un mot les accompagnait : « C’est ma grand-mère qui fait. Elle dit que les pieds chauds, ça change la journée. »
J’ai souri tout seul, mains sur le volant. Parce que oui, ça change la journée. Pas toute une vie, pas tout ce qui pèse, mais le matin, et parfois le matin décide du reste.
Et puis, comme souvent quand quelque chose de simple commence à tenir debout, le monde des règles a levé la tête. Un jour, au dépôt, un responsable est monté pour un contrôle. Pas un homme méchant, mais un homme qui compte et qui pense aux problèmes avant de penser aux gens.
Il a avancé dans l’allée, a vu la boîte, a lu le petit mot. Il n’a pas crié, il n’a pas menacé, mais son visage s’est fermé, comme si la réalité venait de compliquer sa journée.
« C’est à vous, ça ? » a-t-il demandé.
J’ai répondu la vérité, parce que mentir aurait sali ce qu’on faisait.
« Ça a commencé par moi. Maintenant, ce n’est plus seulement moi. »
Il a soupiré, puis il a dit les mots qu’on dit toujours dans ces cas-là. « Il y a des questions de sécurité, de santé, de responsabilité. Si un enfant a un problème… »
Je l’ai laissé finir sa phrase dans sa tête, parce que ces phrases-là finissent toujours au même endroit. Et j’ai répondu calmement, sans élever la voix.
« Si un enfant a faim à six heures trente, il a déjà un problème. Là, au moins, on le voit, et on le soulage un peu. »
Il m’a regardé longtemps, puis il a conclu, comme on referme un dossier. « Nous allons en parler. » Et il est descendu.
Ce « nous allons en parler » m’a collé au cœur toute la journée. J’ai pensé au siège 13 vide, à la boîte qu’on m’interdirait, et à ces enfants qui, sans rien dire, comptaient sur cette place comme on compte sur une lumière dans un couloir.
Le lendemain, j’ai quand même préparé la boîte, mais plus prudemment. Des choses simples, emballées, qui ne posent pas de questions inutiles. Le carnet, lui, je l’ai laissé, parce que le carnet n’était pas de la nourriture : c’était une façon de tenir debout.
À 7h02, au troisième arrêt, une femme m’a fait signe de baisser la vitre. Elle avait une écharpe serrée, des yeux fatigués, et ce mélange de pudeur et de courage qu’on reconnaît vite. Elle a parlé bas, sans chercher à attirer l’attention.
« Monsieur Alain ? Je suis une maman. Mon enfant s’est assis au siège 13 l’an dernier. Je voulais vous dire merci. Nous allons mieux aujourd’hui. »
Elle a marqué une pause, puis a ajouté, comme si les mots lui coûtaient.
« Si on vous embête avec tout ça, je parlerai. Pas pour faire du bruit, mais pour dire que ça a compté. »
Je n’ai pas trouvé de grande phrase. J’ai seulement répondu ce que je pensais, simplement.
« Prenez soin de vous. C’est le plus important. »
Elle a hoché la tête et elle s’est éloignée, vite, avant que son émotion ne la trahisse. Dans le bus, j’ai senti un calme étrange, comme si quelqu’un venait de poser une main sur mon épaule.
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