Tout mon corps s’est glacé.
— Claire ? appela Sophie, qui continuait d’avancer sans s’être rendu compte que je m’étais figée.
J’ai réussi à articuler :
— Attends… une seconde.
Je ne savais pas encore ce que j’allais faire. Je savais seulement ce que j’avais vu. Pas un bonbon, pas une miette de pain. Un comprimé. Glissé dans mon verre avec la prudence d’une voleuse.
Une partie de moi voulait hurler, renverser la table, la pointer du doigt devant tout le monde. Une autre partie, plus froide, observait déjà la scène comme de l’extérieur : le scandale, les cris, l’humiliation, Julien coincé entre sa femme et sa mère le soir même de son mariage.
Et si je m’étais trompée ? Et si c’était juste un médicament qu’elle voulait prendre elle-même et qu’elle avait mis dans le mauvais verre ?
Non. Je savais ce que j’avais vu : ses regards pour vérifier qu’on ne la voyait pas, ce petit sourire satisfait.
Elle avait mis quelque chose dans mon champagne.
Mais quoi ? Quelque chose pour me faire tourner de l’œil ? Pour me rendre malade ? Pour me désinhiber au point de me ridiculiser ? Ou pire ?
Mes mains tremblaient quand je me suis approchée de la table d’honneur.
Les flûtes étaient alignées, sages, dorées, innocentes.
Troisième verre en partant de la gauche. Le mien.
Je me suis tournée discrètement. Julien parlait avec un cousin à l’autre bout de la salle. Mes parents riaient avec des amis. Martine regagnait lentement sa place, l’air de n’avoir rien à se reprocher.
J’avais peut-être trente secondes.
J’ai attrapé le troisième verre, celui qui était à côté de mon carton. Je l’ai porté à droite, là où devait se tenir Martine pour son discours. J’ai pris son verre à elle, plus loin sur la rangée, et je l’ai posé exactement à l’emplacement du mien, devant mon assiette.
Le verre trafiqué pour Martine.
Le verre « propre » pour moi.
Mon cœur cognait tellement fort que j’en avais mal à la poitrine.
— Mesdames et messieurs, annonça le DJ, nous allons commencer les discours. Merci de regagner vos places !
J’ai sursauté, manquant de renverser les verres. J’ai reculé, lâchant le cristal comme s’il allait me brûler.
Sophie m’a attrapé le bras.
— Claire ! Viens, on nous attend !
Je me suis laissé entraîner jusqu’à ma chaise. Julien s’est assis à côté de moi, rayonnant.
— Tu es prête pour une pluie de compliments ? plaisanta-t-il en serrant ma main sous la table.
Je n’ai pas réussi à répondre. Je me suis contentée de hocher la tête.
Mon père s’est levé en premier. Il a sorti un petit papier froissé de sa poche, a mis ses lunettes, a toussé pour masquer son émotion. Il a parlé de moi enfant, de mes carnets remplis d’histoires, de ma première rentrée comme prof, de sa fierté. Tout le monde a ri quand il a terminé en disant à Julien qu’il avait intérêt à bien me traiter.
Je souriais, mais mes yeux ne quittaient pas le verre posé devant la chaise de Martine.
Ma mère a pris le relais, émue, parlant d’amour, de patience, de soutien mutuel. Je n’entendais plus que des fragments.
Puis ce fut au tour de Karim, qui aligna souvenirs drôles et conseils de couple approximatifs.
Enfin, Martine s’est levée.
Elle tenait sa flûte de champagne à la main. Elle avait cette élégance glaciale que tout le monde lui enviait : le tailleur parfaitement coupé, le collier discret mais cher, les cheveux relevés sans un faux pli.
— Merci à tous d’être ici, commença-t-elle d’une voix posée. Aujourd’hui, nous célébrons non seulement un mariage, mais la rencontre de deux familles.
Ma gorge s’est serrée.
— Julien a toujours été mon grand bonheur, mon fils aîné, mon enfant brillant et sensible, continua-t-elle en le regardant avec une tendresse sincère qui m’a presque désarmée une seconde. Puis ses yeux se sont posés sur moi.
— Et Claire… bienvenue parmi nous. J’espère que tu seras… très heureuse.
La petite pause avant « très heureuse » m’a donné la nausée.
Elle a levé son verre.
— À Claire et Julien !
— À Claire et Julien ! ont répété les invités.
J’ai levé ma flûte avec des mains tremblantes. Julien, radieux, a touché son verre contre le mien. Martine a porté le sien à ses lèvres et a bu plusieurs gorgées d’un trait.
Je l’ai regardée avaler, incapable de détourner les yeux.
Rien ne s’est passé.
Pendant quelques secondes, j’ai cru que je m’étais fait un film, que ce comprimé n’était qu’un supplément quelconque, sans effet immédiat. Peut-être que…
Martine a cligné des yeux, un peu trop vite.
Julien s’est levé pour faire à son tour un petit discours improvisé. Il parlait de notre rencontre à la fac, de la façon dont je l’avais « apprivoisé » avec mes livres et mes tartes aux pommes. La salle riait, l’atmosphère était légère. Moi, je fixais Martine.
Elle avait reposé son verre. Sa main s’était instinctivement posée sur son front, comme si quelque chose la gênait. Elle a vacillé très légèrement, s’est rattrapée au dossier de sa chaise.
Gérard s’est penché vers elle.
— Ça va ? a-t-il murmuré.
— Très bien, répondit-elle, sauf que sa voix sonnait un peu pâteuse.
Julien a terminé son discours. Les invités ont bu. J’ai porté la flûte à mes lèvres, laissé juste un peu de mousse toucher ma bouche, puis j’ai reposé le verre sans vraiment boire.
La musique a repris. Les conversations aussi. Le service du plat principal allait commencer.
Je ne quittais pas Martine des yeux.
Quelque chose clochait. Son regard était comme voilé. Elle souriait, mais trop. Un sourire large, presque figé.
— Martine, vous devriez peut-être vous asseoir, proposa Gérard, inquiet.
— Pas besoin de m’asseoir ! lança-t-elle d’une voix soudain forte. Je me sens merveilleusement bien !
Elle a éclaté de rire. Pas son petit rire mondain, non. Un rire aigu, désordonné. Plusieurs têtes se sont tournées vers elle.
Julien a froncé les sourcils.
— Maman ?
— Julien ! s’écria-t-elle en se levant d’un coup trop brusque, vacillant un peu. Mon beau garçon, est-ce que je t’ai déjà dit à quel point je suis fière de toi ?
— Tu viens de le dire, dans ton discours, essaya-t-il de la calmer.
— Ah bon ? Elle a gloussé. Eh bien, je le répète ! Très, très fière !
Sa voix montait de plus en plus. Des invités échangeaient des regards gênés.
Gérard s’est levé, rouge.
— Martine, ça suffit. Viens prendre l’air.
— Je n’ai pas besoin d’air ! répondit-elle en se dégageant brusquement. J’ai besoin de danser !
Avant que qui que ce soit puisse réagir, elle a retiré ses escarpins et s’est précipitée pieds nus sur la piste de danse. Le groupe jouait une valse douce. Martine s’est mise à se trémousser comme en boîte de nuit, les bras en l’air, les hanches qui partaient n’importe comment.
La salle s’est tue d’un coup. On n’entendait plus que la musique… et les éclats de rire incontrôlés de ma belle-mère.
— Mon Dieu…, souffla quelqu’un derrière moi.
— Tout le monde danse ! cria Martine en tournant sur elle-même. Allez, debout !
Ses cheveux se défaisaient, des mèches sortant de son chignon pourtant bétonné au gel.
Lucas est apparu à côté de nous, livide.
— Qu’est-ce qu’elle a, maman ?
— Je n’en sais rien, répondit Julien, déjà debout. Je vais la récupérer.
Il s’est dirigé vers la piste. Martine l’a vu approcher et, au lieu de lui tendre la main, elle est partie en courant dans l’autre sens, en riant.
— Attrape-moi si tu peux ! chantait-elle.
Des téléphones ont commencé à se lever. Des gens filmaient déjà. Des éclats de lumière. Des murmures. Des rires nerveux.
Julien a fini par la rejoindre près du buffet.
— Maman, stop, dit-il en saisissant doucement son bras. Tu ne vas pas bien, tu dois t’asseoir.
— Je vais très bien ! répliqua-t-elle, mais ses mots se mélangeaient. Je ne me suis jamais sentie aussi légère !
Elle a essayé de se dégager, a titubé, s’est rattrapée à la table où trônait notre pièce montée.
Notre magnifique pièce montée, haute, fragile, décorée de fleurs en sucre qui avaient coûté une petite fortune.
— Non…, souffla Julien en comprenant trop tard.
Martine a posé ses deux mains sur le premier étage du gâteau.
— C’est tellement beau…, articula-t-elle, les yeux brillants.
Et dans un geste d’enfant capricieux, elle a arraché une grosse poignée de crème et l’a fourrée dans sa bouche. Du glaçage s’est étalé sur son visage. Elle a éclaté de rire et a recommencé, mais cette fois en lançant des morceaux au hasard.
Un paquet de crème a atterri sur la chemise blanche d’un oncle. Une invitée a poussé un cri.
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