— Oui, ai-je chuchoté. Je le jure. Je l’ai vue.
Il a fermé les yeux, comme si la réponse lui faisait mal physiquement. Puis il s’est levé.
— J’ai besoin de réfléchir, murmura-t-il. J’ai besoin de… respirer.
— Julien…, ai-je tenté en me levant à mon tour.
Il a reculé.
— J’ai ma mère dans un service d’urgence, mon père en morceaux, mon petit frère qui ne comprend rien, et ma femme qui m’annonce qu’elle a fait boire un truc à ma mère pour se protéger… Tu veux que je réagisse comment, Claire ?
Sa voix se brisait, mais ses yeux étaient durs.
— Je ne t’ai pas empoisonnée elle, ai-je insisté, les mains tremblantes. Je me suis protégée, c’est tout. C’est elle qui…
— J’ai besoin d’être seul, coupa-t-il.
Il a tourné les talons et s’est engagé dans le couloir, sa silhouette sombre se rétrécissant à chaque pas.
Je suis restée plantée là, dans ma robe blanche froissée, au milieu des néons de l’hôpital, incapable de bouger, avec la sensation très nette que, quelque part entre la salle de réception et ces chaises en plastique, ma vie venait de se briser en deux.
Je n’ai pas dormi cette nuit-là.
Sophie m’a ramenée chez moi, dans mon petit appartement de prof, celui que j’allais quitter pour emménager avec Julien après le voyage de noces. J’ai retiré ma robe de mariée comme on enlève un costume après une pièce de théâtre qui a mal tourné. Je me suis retrouvée en jogging, les cheveux défaits, assise sur mon canapé avec une tasse de tisane qui refroidissait entre mes mains.
Julien ne m’a ni appelée, ni écrit.
— Il a besoin d’encaisser, m’a dit Sophie en posant une couverture sur mes épaules. Sa mère est à l’hôpital, son mariage a explosé en plein vol… Il va revenir vers toi. Quand il aura digéré.
— Et s’il ne me croit jamais ? ai-je murmuré.
Elle m’a regardée longuement.
— Claire… tu es certaine de ce que tu as vu ?
Je l’ai regardée droit dans les yeux.
— Oui. Je la vois encore. Sa main, le comprimé, le verre. Je ne suis pas folle. Je ne l’invente pas.
Sophie a hoché la tête.
— Alors le reste suivra. La vérité a la peau dure, tu sais.
Elle est restée dormir sur le canapé, au cas où je ferais une crise d’angoisse. Mais j’ai passé la nuit assise dans le noir, mon téléphone à la main, la gorge nouée.
Au petit matin, j’étais encore en pyjama quand on a frappé à ma porte.
Je m’attendais à voir ma mère.
C’était une femme en civil, la quarantaine, cheveux tirés en queue de cheval, manteau sombre, regard vif. Elle a sorti une carte de son portefeuille.
— Capitaine Lefèvre, brigade de sûreté urbaine. Est-ce que je peux entrer, madame… Ashour ?
Elle a buté sur le nom.
Je me suis rendu compte que, officiellement, j’étais Claire Ashour depuis moins de vingt-quatre heures. C’était presque ironique.
— Entrez, ai-je dit en m’écartant.
Sophie s’est levée du canapé, décoiffée, les yeux bordés de cernes. La policière a jeté un coup d’œil rapide à la pièce : les bouquets de mariage posés un peu partout, les chaussures à talons abandonnées près de la porte, ma robe de mariée encore pendue à la tringle du couloir.
— Je viens au sujet de l’incident survenu hier soir au Domaine de Belle-Rive, expliqua-t-elle calmement. L’hôpital a signalé une intoxication médicamenteuse suspecte. On m’a dit que vous aviez parlé d’un comprimé glissé dans un verre.
J’ai avalé ma salive.
— Oui.
— J’aurais besoin que vous me racontiez précisément ce que vous avez vu. Asseyez-vous, on va prendre le temps.
Nous nous sommes installées autour de la table. Lefèvre a sorti un carnet, un stylo, et m’a laissé quelques secondes pour respirer.
— Reprenons depuis le moment où vous voyez votre belle-mère près de la table d’honneur, proposa-t-elle.
Je lui ai tout décrit. La salle, les verres alignés, la position de ma flûte, la main de Martine, le comprimé blanc, le sourire, ma décision d’échanger les verres. Mes mots trébuchaient parfois, mais je n’ai rien adouci.
Sophie intervenait de temps en temps pour préciser une heure, un détail.
— Vous avez déjà vu des médicaments chez votre belle-mère ? demanda la capitaine.
— Non, ai-je répondu. Elle se vantait même de « ne jamais rien prendre ». Pas de somnifères, pas d’anxiolytiques, rien.
— Des tensions particulières entre vous ?
Un rire amer m’a échappé.
— Ça dépend ce que vous appelez « particulières ». Elle ne m’a jamais crié dessus, si c’est ça. Mais elle ne m’a jamais acceptée. Dans son monde à elle, Julien devait épouser une femme « de son milieu ». Moi, je suis prof dans un collège de quartier, mes parents sont employés et infirmière. Pas assez brillant. Pas assez… utile socialement, je suppose.
Lefèvre notait tout.
— Et votre mari, comment a-t-il réagi quand vous lui avez parlé de ce comprimé ?
J’ai senti mes yeux me brûler.
— Il… a eu du mal à me croire, ai-je murmuré. C’est sa mère. Je le comprends. Mais il m’a laissé seule à l’hôpital. Il a dit qu’il avait besoin de temps.
Un silence. La capitaine Lefèvre m’a étudiée un instant, comme pour évaluer si j’exagérais, si j’inventais.
— Madame Ashour, dit-elle finalement, je vais être très franche avec vous. Il y avait plusieurs caméras de surveillance dans la salle de réception du domaine. L’une d’elles filme directement la table d’honneur. Si ce que vous racontez est exact, on le verra.
Mon cœur a fait un bond.
— Des caméras ? ai-je répété.
— Oui. C’est assez courant maintenant dans ce type de lieu. Je vais réquisitionner les images. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, mais… si vous dites vrai, ce sera enregistré.
Elle a rangé son carnet.
— En attendant, évitez de discuter de tout ça sur les réseaux sociaux. Ne répondez à aucun journaliste. L’affaire va se retrouver dans la presse très vite, mais ce que vous dites peut être utilisé contre vous ou contre votre mari.
— La presse ? ai-je demandé, abasourdie.
Lefèvre a eu un petit soupir.
— Vous n’avez pas regardé votre téléphone ce matin, je me trompe ?
J’ai secoué la tête. Je n’avais pas osé.
Sophie, elle, avait son portable dans la main. Elle a tapé quelques mots, puis son visage s’est décomposé.
— “Une belle-mère détruit la pièce montée et finit aux urgences”, lut-elle à voix haute. Ils ont déjà la vidéo. Tu es floutée, mais on voit Martine, la salle, la musique… Ça tourne partout.
Je me suis sentie nauséeuse.
— La France entière va voir ça, ai-je murmuré.
— Pas la France entière, relativisa la capitaine, mais suffisamment de gens pour que ça fasse du bruit. C’est pour ça qu’on doit être précis dans vos déclarations. Si ce n’est qu’un malaise, ce sera vite oublié. Si c’est une tentative d’empoisonnement, c’est autre chose.
Elle s’est levée.
— Je vous recontacterai dès que j’aurai les images. En attendant, essayez de vous reposer.
Elle a hésité, puis a ajouté :
— Et gardez en tête que, si vos propos sont confirmés, ce que vous avez fait, échanger les verres, pourrait être vu comme une réaction de survie. Mais l’avocat de votre belle-mère s’en servira sans doute contre vous. Préparez-vous à ça.
Julien a appelé en fin de matinée.
Je suis restée un moment à regarder son nom affiché sur l’écran, incapable de décider si je devais répondre. Sophie m’a pris le téléphone des mains et a décroché à ma place, puis me l’a tendu.
— Allô ? ai-je dit d’une voix que je ne reconnaissais pas.
— C’est moi, répondit-il. On entendait le bruit feutré d’un couloir, des annonces au haut-parleur. Il devait encore être à l’hôpital.
— Comment va ta mère ? ai-je demandé.
— Stable, dit-il. Ils la gardent en observation. Ils ont fait des analyses… Ils parlent de sédatif, de médicament. Mon père dit que c’est impossible.
Un silence.
— La police est venue me voir, ajouta-t-il. Ils m’ont dit ce que tu leur as raconté. À propos du verre. De… l’échange.
Je me suis adossée au mur.
— Et qu’est-ce que tu en penses ? ai-je demandé très doucement.
On aurait dit qu’il inspirait profondément de l’autre côté du fil.
— Je ne sais plus quoi penser, Claire, admit-il. Je te connais. Je sais que tu n’es pas du genre à inventer une histoire pareille. Mais c’est ma mère. Elle a pris des notes pour les réunions d’école jusqu’au lycée. Elle nous emmenait à la bibliothèque, elle organisait des collectes de jouets pour Noël. Je n’arrive pas à mettre cette image-là à côté de celle d’une femme qui… qui met un comprimé dans le verre de sa belle-fille.
— Les caméras vont parler, ai-je répondu. Tu n’auras pas à me croire sur parole. Tu verras.
— Je sais. La capitaine me l’a dit aussi. Ils vont récupérer les images.
Un silence plus long.
— Je dors chez Karim quelques jours, dit-il finalement. J’ai besoin de prendre du recul. Si je rentre maintenant, on va se déchirer, toi et moi, et je ne veux pas que notre première grosse dispute se fasse sur… tout ça.
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