— Notre « première grosse dispute » était déjà à l’hôpital, ai-je murmuré.
Il a laissé passer.
— Je t’appellerai quand j’en saurai plus, promit-il. Je…
Sa voix s’est brisée.
— Je suis désolé de t’avoir laissée seule hier, ajouta-t-il. Je n’arrivais plus à respirer, Claire. J’ai eu peur. De toi, d’elle, de moi. De tout.
Je me suis mise à pleurer sans pouvoir m’en empêcher.
— Moi aussi, j’ai eu peur, ai-je chuchoté. Et j’ai toujours peur.
Il n’a pas répondu à ça. Après quelques secondes, la communication s’est coupée.
Deux jours plus tard, la capitaine Lefèvre m’a rappelée.
— On a récupéré les vidéos du domaine, m’a-t-elle dit. Je voudrais que vous veniez les voir, vous et votre mari. Vos beaux-parents seront là aussi. Je préfère que tout le monde regarde la même chose au même moment.
L’idée de me retrouver dans la même salle que Martine me donnait envie de fuir à l’autre bout du pays. Mais elle était encore hospitalisée. Ce serait Gérard et les garçons.
Sophie a insisté pour m’accompagner jusqu’au commissariat, mais elle est restée dehors. À l’intérieur, la salle où l’on nous a conduits ressemblait à toutes les salles de réunion : murs blancs, grande table, chaises un peu dures, un écran accroché au mur.
Julien était déjà là, assis, les coudes sur la table. Il avait mauvaise mine, des cernes creusées, la barbe de quelques jours. Gérard était près de lui, raide comme une barre de fer. Lucas, en retrait, triturait la fermeture de son blouson.
La capitaine Lefèvre a installé un ordinateur portable relié à l’écran.
— Merci d’être venus, dit-elle. Je vais vous montrer un passage de la soirée, filmé par la caméra 3, qui donne sur la table d’honneur. Il couvre une période d’environ dix minutes avant le début des discours.
Elle a appuyé sur « lecture ».
L’image était nette, légèrement en plongée. On voyait la rangée de flûtes, les assiettes, les noms sur les petits cartons. La salle, en fond, floue mais animée.
L’horloge en bas indiquait l’heure : 20 h 42.
Martine est entrée dans le champ quelques secondes plus tard. Même robe bleue que la veille, même démarche assurée. De loin, elle paraissait élégante, contrôlée.
On l’a vue s’arrêter devant les verres. Se pencher pour lire les prénoms. « Claire », « Julien », « Martine », « Gérard »… Elle a sorti quelque chose de son sac. Un petit tube de comprimés, visiblement. Elle l’a ouvert, en a fait tomber un dans sa main.
La capitaine a mis sur pause.
— Je peux zoomer, dit-elle.
L’image s’est agrandie. Ce n’était pas un film hollywoodien, mais on distinguait clairement le geste : les doigts qui s’ouvrent au-dessus du troisième verre, celui marqué « Claire », le petit disque blanc qui tombe dans le liquide, disparaît parmi les bulles.
Martine relève la tête, glisse le tube dans son sac, jette un regard à droite, à gauche. Puis elle s’éloigne.
Personne ne parlait. On n’entendait que le ventilateur de l’ordinateur.
Lefèvre a remis la vidéo en marche.
Deux minutes plus tard, une silhouette blanche a surgi à l’écran. Moi, dans ma robe de mariée. On me voit m’approcher, regarder les verres, hésiter. Puis prendre celui au carton « Claire », le déplacer, prendre celui au carton « Martine », les échanger. Je reste quelques secondes immobile, les mains sur la table, puis je repars.
La capitaine a arrêté la vidéo.
— Voilà, dit-elle simplement.
Gérard était devenu blême.
— Elle… elle a dû se tromper de verre, balbutia-t-il. Elle était stressée, fatiguée… Elle a cru que c’était le sien. Elle voulait prendre quelque chose pour ses nerfs. Rien d’autre.
— Elle vérifie les prénoms, fit remarquer la capitaine, sans agressivité. On la voit clairement s’assurer qu’elle tient le bon verre. Et elle ne prévient personne qu’elle a mis un comprimé dedans, même après. Ça ne ressemble pas à un accident.
Lucas regardait ses mains, quoi qu’il ait voulu cacher, je voyais ses épaules trembler.
Julien, lui, ne regardait plus l’écran. Il me regardait, moi.
Je n’étais pas sûre de ce que je lisais dans ses yeux. De la stupeur. De la douleur. Et autre chose. Une sorte de reconnaissance.
— Nous avons reçu les premiers résultats toxicologiques, poursuivit Lefèvre. Votre mère avait dans le sang une dose importante de benzodiazépine. Un anxiolytique à effet sédatif. Ce n’est pas un simple calmant à base de plantes.
Elle tourna une autre page de son dossier.
— Sa sœur, madame Renard, a confirmé qu’une boîte de comprimés se trouvait chez vos parents depuis une semaine, pendant qu’elle séjournait chez eux. Il manque cinq comprimés dans la boîte. Elle affirme ne pas les avoir pris.
Gérard posa brusquement ses mains sur la table.
— Ça ne prouve rien, protesta-t-il. N’importe qui aurait pu prendre ces cachets. Un employé, un invité…
— Les employés du domaine n’ont pas mis les pieds dans votre maison, fit remarquer Lefèvre. Quant aux invités, ils n’avaient pas accès à cette boîte là où elle se trouvait.
Elle referma le dossier.
— Monsieur Delaunay, je comprends que ce soit difficile à entendre. Mais, pour nous, le schéma est clair : madame Delaunay a pris un médicament qui ne lui était pas prescrit, l’a mis dans le verre de sa belle-fille, et n’a averti personne. Sans la réaction de Claire, c’est elle qui serait aujourd’hui au centre d’une tempête médiatique, pas votre épouse.
Gérard s’est affaissé sur sa chaise comme si on venait de le priver d’air.
Julien a passé une main sur son visage. Quand il l’a abaissée, ses yeux étaient rouges.
— Tu avais raison, dit-il, la voix cassée. Mon Dieu, Claire… tu avais raison depuis le début.
Il s’est levé, a contourné la table et est venu se planter devant moi. Pendant une seconde, j’ai eu peur qu’il soit en colère, qu’il m’accuse encore d’avoir laissé faire.
Il m’a simplement pris dans ses bras et m’a serrée si fort que j’en ai eu mal aux côtes.
— Je suis désolé, murmura-t-il à mon oreille. Pardon de ne pas t’avoir crue immédiatement. Pardon de t’avoir laissée seule.
Je ne sentais plus mes jambes.
— Ce n’est pas toi qui as mis le comprimé, ai-je dit en m’accrochant à lui. Ce n’est pas toi qui as essayé de…
Je n’ai pas pu finir la phrase.
La capitaine nous a laissés quelques minutes pour reprendre nos esprits. Puis elle a expliqué la suite.
— Le parquet va ouvrir une enquête pour administration de substance nuisible, et probablement violences volontaires aggravées, dit-elle. Votre belle-mère sera entendue dès que son état le permettra. Un juge décidera s’il y a lieu de la mettre en examen.
— Elle risque quoi ? demanda Julien d’une voix blanche.
— Juridiquement, plusieurs années de prison sont possibles, répondit Lefèvre. Mais on n’en est pas là. Pour l’instant, on cherche la vérité.
Elle s’est tournée vers moi.
— Et vous, madame Ashour, vous devrez être entendue à nouveau, cette fois par le juge. Préparez-vous : la défense va essayer de vous faire passer pour une manipulatrice, quelqu’un qui a « tendu un piège ». Ne réagissez pas à chaud. Restez sur les faits.
J’ai hoché la tête. J’avais l’impression d’être au milieu d’un film dont je n’avais pas demandé le rôle.
Les jours suivants, ma vie est devenue méconnaissable.
La vidéo du gâteau détruit et de Martine en train de danser pieds nus avait dépassé le cadre de notre région. Des sites d’info nationale l’avaient relayée, chacun avec son titre choc : « Mariage en Loire : la belle-mère perd la tête », « Un banquet qui tourne au drame », « Quand la famille dégénère ».
On m’arrêtait parfois dans la rue.
— C’est vous, la mariée ? demanda un jour la caissière du supermarché, gênée mais curieuse.
— Oui, ai-je répondu en baissant les yeux.
Les réseaux sociaux s’en donnaient à cœur joie. Certains se moquaient de Martine, d’autres la plaignaient, parlant de « burn-out parental », de « pression sociale ». Quelques-uns insinuaient déjà que, si elle avait craqué, c’était « sûrement à cause de la belle-fille ».
Au collège, c’était pire.
Mon proviseur m’a convoquée.
— Claire, dit-il avec un air désolé, tu sais que j’ai de la sympathie pour toi. Mais là, ça devient compliqué. Des parents nous appellent, des élèves commentent les vidéos entre deux cours… Je crois qu’il vaudrait mieux que tu prennes un congé quelques semaines, le temps que tout se tasse.
— Un congé ? ai-je répété, abasourdie. Mais… je n’ai rien fait de mal.
— Je le sais. Mais l’école a besoin de calme. Tu seras en congé maladie, tu ne perdras pas ton salaire. On en reparlera une fois que la situation sera plus claire au niveau judiciaire.
Je suis sortie de son bureau avec l’impression d’avoir été encore une fois punie pour les actes des autres.
Julien, lui, était coincé entre deux mondes.
Son père refusait toujours d’admettre la réalité, parlant d’« erreur », de « malentendu ». Lucas, après avoir vu les images, avait cessé de défendre leur mère, mais il restait déchiré.
— Je l’aime, disait-il en serrant sa tête entre ses mains. C’est ma mère. Comment je suis censé faire avec tout ça ?
Julien passait ses journées au travail et ses soirées à essayer de colmater les brèches : soutenir son frère, gérer les appels des avocats, me rassurer comme il pouvait.
Nous avons été convoqués tous les deux chez le juge d’instruction.
La salle était froide, impersonnelle. Le magistrat, une femme aux cheveux courts, lunettes rectangulaires, a posé des questions précises, méthodiques. Elle voulait des heures, des noms, des détails. Elle a regardé la vidéo sans sourciller, puis a relevé les yeux vers nous.
— Madame Delaunay a déjà expliqué que, selon elle, il s’agissait d’un médicament qu’elle voulait prendre elle-même pour calmer son anxiété, déclara-t-elle. Qu’elle aurait mis par erreur dans le mauvais verre.
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