— Alors pourquoi n’a-t-elle prévenu personne ? ai-je demandé, incapable de me retenir. Elle aurait pu dire : « Attention, ce verre-là n’est pas le bon, j’ai mis quelque chose dedans. » Elle ne l’a pas fait.
Le juge m’a observée un instant.
— C’est une des questions auxquelles nous devrons répondre, dit-elle. Pour l’instant, je vous demande de rester sur votre perception des faits, pas sur vos interprétations.
À la fin de l’entretien, elle nous a informés qu’elle mettait Martine en examen pour « administration de substance nuisible à l’encontre d’un conjoint ou assimilé », avec circonstances aggravantes.
— Compte tenu de son casier vierge, de son âge et de son état, elle restera libre sous contrôle judiciaire dans un premier temps, expliqua-t-elle. Mais elle aura interdiction de vous approcher, madame Ashour, et de prendre contact avec vous ou votre mari.
Quelques jours plus tard, les journaux locaux ont titré :
« Une mère de famille mise en examen pour avoir drogué sa belle-fille le soir du mariage. »
Les mots m’ont frappée au ventre.
À la télévision, un avocat pénaliste, invité sur un plateau pour commenter l’affaire, parlait de « drame familial », de « conflit de générations », de « société qui met trop de pression sur les apparences ». On devinait, sans qu’il le dise clairement, qu’il trouvait sévère de poursuivre une femme « sans antécédents » pour un « dérapage ».
Je voyais déjà la stratégie se dessiner : faire de Martine une victime de ses propres attentes, une femme fragile poussée au bord de la crise par le mariage de son fils. Et moi, dans tout ça ? La cible, la jeune épouse qui avait failli être humiliée, qui avait perdu son travail provisoirement, qui vivait avec la peur au ventre ? On ne parlait de moi que comme « la belle-fille », jamais par mon prénom.
L’avocat que Martine s’était offert – un certain Maître Granier, connu dans la région – ne manquait pas d’air. Dans un article, il déclarait :
« Ma cliente est une femme très investie dans la vie associative, connue et respectée. Nous contestons fermement l’intention malveillante. Il s’agit d’un regrettable concours de circonstances, amplifié par les réseaux sociaux. »
Un regrettable concours de circonstances.
J’ai failli jeter le journal à travers la pièce.
— Laisse-le dire, me conseilla Julien en m’enlevant le papier des mains. Il joue son rôle. Le nôtre, c’est de tenir bon.
— C’est facile à dire, ai-je répondu en serrant les dents. Je suis chez moi toute la journée, je ne peux pas retourner au collège, je reçois des messages anonymes qui m’accusent de vouloir « faire tomber une femme respectable ». Tu crois que je n’ai pas envie de hurler ?
Il s’est assis à côté de moi.
— J’ai envie de hurler moi aussi, admit-il. Contre elle. Contre mon père. Contre ce fichu système qui, pour l’instant, te fait payer presque autant qu’elle. Mais si on explose maintenant, c’est elle qui gagne.
Il a posé sa main sur la mienne.
— On sait ce qu’on a vu. On sait ce qu’elle a fait. On va laisser la justice faire son travail. Et quand ce sera fini, on reconstruira. D’accord ?
Je l’ai regardé. Mon mari. Celui qui, quelques semaines plus tôt, doutait de moi. Aujourd’hui, il était là, solide comme un rocher au milieu du tumulte. Je me suis agrippée à lui.
— D’accord, ai-je répété.
Le jour de l’audience au tribunal correctionnel est arrivé plus vite que je ne l’aurais cru.
La salle était pleine. Des journalistes, des curieux, des voisins. Quelques-unes des « amies » de Martine, bien coiffées, bien habillées, assises au premier rang comme à une représentation de théâtre.
Martine est entrée escortée de son avocat. Elle avait changé. Plus maigre, plus pâle. Mais toujours soignée, dans un tailleur gris clair, les cheveux ramenés en un chignon simple. Elle ne m’a pas regardée tout de suite. Moi, je n’ai pas pu m’empêcher de la fixer. C’était la première fois que je la voyais depuis le mariage.
Quand nos regards se sont enfin croisés, j’ai cru voir quelque chose passer dans ses yeux. De la honte ? De la colère ? Je n’aurais su le dire.
Le président du tribunal a rappelé les faits. Il a parlé de « soirée de mariage », de « troubles du comportement », de « vidéos circulant largement sur internet », de « présence d’une substance médicamenteuse dans le sang de la prévenue ». Martine, assise à côté de son avocat, gardait le menton levé, comme si elle refusait de se laisser abattre.
Le procureur a présenté ses arguments : la vidéo, les analyses, la boîte de comprimés, les témoignages. Il a décrit un geste « réfléchi, prémédité, visant à porter atteinte à la dignité et à l’intégrité de la victime ».
Ma gorge s’est serrée en entendant ce mot : victime. Il parlait de moi comme d’un dossier, mais ça restait… moi.
Puis ce fut mon tour.
On m’a appelée à la barre. Mes jambes tremblaient. J’ai prêté serment, puis le président m’a demandé de raconter avec mes mots ce qui s’était passé.
Je l’ai fait. Sans dramatiser, sans crier, sans insulter. J’ai parlé de mon malaise au long des mois précédents, des remarques, du geste au-dessus du verre, de ma décision d’échanger les flûtes, de la soirée qui dégénère, de l’hôpital, de la fracture avec Julien.
Pendant que je parlais, Martine gardait les yeux baissés. Gérard fixait un point au fond de la salle. Lucas triturait sa manche, assis derrière eux.
Puis Maître Granier s’est levé.
— Madame Ashour, commença-t-il avec une politesse froide, vous dites avoir échangé les verres par peur. Je peux le comprendre. Mais pourquoi ne pas avoir simplement renversé le vôtre ? Ou demandé qu’on vous en resserve un autre ?
J’ai inspiré profondément.
— Je ne sais pas, ai-je répondu. J’ai réagi en quelques secondes. J’avais peur de faire un scandale, de gâcher la soirée. J’ai fait ce qui m’a semblé le plus simple sur le moment : me protéger sans alerter tout le monde.
— Vous êtes d’accord pour dire qu’en échangeant les verres sans rien dire, vous avez accepté que quelqu’un d’autre boive ce comprimé ? reprit-il.
Le président l’a regardé avec sévérité.
— Maître, attention à la manière dont vous formulez vos questions.
— Je ne l’ai pas « accepté », ai-je dit en serrant les poings. J’étais terrifiée. Et, à ce moment-là, je n’imaginais pas que ce qu’elle avait mis dans mon verre provoquerait… ça. Je pensais qu’elle voulait me rendre un peu malade, me faire perdre pied, m’humilier. Je ne visualisais pas un brancard, des pompiers, un tribunal. Je voulais juste ne pas être celle qui allait se ridiculiser devant tout le monde.
Ma voix tremblait, mais je ne me suis pas effondrée.
— Vous aviez des tensions avec votre belle-mère, insista l’avocat. Vous ne l’avez jamais caché. Vous pouvez comprendre que certains y voient une forme de vengeance ?
— Une vengeance aurait été de filmer la scène, de l’exposer sur internet, ai-je répondu. Je n’ai rien filmé, moi. Je n’ai rien posté. Je me suis tue pendant des heures, même à l’hôpital, parce que j’avais peur de détruire ma famille en disant ce que j’avais vu.
Le président a levé la main.
— Ça suffit, Maître. La responsabilité pénale de la prévenue ne se déplace pas sur la victime.
Je suis retournée m’asseoir près de Julien, qui m’a serré la main comme s’il voulait me transmettre sa force.
Puis Martine a été appelée à son tour.
Elle s’est avancée, un peu raide, a prêté serment.
— Madame Delaunay, demanda le président, reconnaissez-vous avoir mis un comprimé dans un verre de champagne le soir du mariage de votre fils ?
Un long silence.
— J’ai pris un comprimé, oui, finit-elle par dire. J’étais… extrêmement stressée. Ma sœur m’avait laissé des médicaments pour l’anxiété. J’en ai pris un. Je me suis trompée de verre. Je pensais que c’était le mien.
— Et pourquoi ne pas avoir prévenu votre belle-fille ? demanda le président. Vous dites vous être trompée. Soit. Mais vous la voyez s’asseoir à cette place, vous assistez aux discours… à aucun moment vous ne dites : « Attention, Claire, ne bois pas ce verre, j’ai mis un médicament dedans » ?
Martine a serré les lèvres.
— J’étais sous le choc, a-t-elle murmuré. Je ne réfléchissais plus clairement.
Le procureur s’est levé.
— Ou bien vous espériez qu’elle le boive, et qu’elle porte aux yeux de tous l’image de la belle-fille « instable » que vous aviez déjà décrite à plusieurs reprises à votre entourage, répliqua-t-il.
— C’est faux ! s’emporta-t-elle en se tournant vers lui. Je n’ai jamais voulu faire de mal à Claire ! Tout ce que je voulais, c’était…
Elle s’est interrompue, les yeux brillants.
— C’était quoi, exactement ? demanda calmement le président.
Martine a fermé les yeux un instant.
— Qu’elle ne me le prenne pas, a-t-elle murmuré dans un souffle. Qu’elle ne me prenne pas mon fils.
On aurait entendu une mouche voler.
Même son avocat semblait surpris de cette confession brutale.
— Vos propres mots, dit le président. Je pense que le tribunal les a entendus.
Après les plaidoiries, le tribunal s’est retiré. On nous a demandé de patienter dans le couloir. Les bancs étaient pleins. Certains chuchotaient, d’autres scrutaient nos visages.
Julien faisait les cent pas. Moi, j’étais assise, vidée, comme si toute mon énergie s’était écoulée à la barre.
— Quoi qu’il arrive, murmura-t-il en s’asseyant enfin à côté de moi, je suis là. On est ensemble.
Je l’ai regardé.
— Tu es sûr de ça ? ai-je demandé. Même si elle est condamnée ? Même si ton nom se retrouve associé à cette histoire pour toujours ?
Il a posé sa main sur ma joue.
— C’est déjà le cas, Claire. Et ce n’est pas toi qui as mis le comprimé. Ce n’est pas toi qui as fait ce choix-là. Je sais maintenant de quel côté je me tiens.
Le greffier est venu nous chercher. Nous sommes retournés dans la salle.
Tout le monde s’est levé à l’entrée du tribunal.
Le président a repris la parole d’une voix neutre.
— Après en avoir délibéré conformément à la loi, le tribunal déclare madame Martine Delaunay coupable des faits qui lui sont reprochés : administration d’une substance nuisible ayant entraîné une altération du comportement de la victime, en l’espèce elle-même, avec circonstance aggravante de lien familial à l’égard de la cible initiale.
Gérard a fermé les yeux. Lucas a laissé échapper un petit bruit étranglé.
— Compte tenu de la gravité des faits, de la préparation de l’acte, de l’absence de véritable prise de conscience de la prévenue, mais également de son casier judiciaire vierge et de son investissement passé dans le tissu associatif local, le tribunal la condamne à trois ans d’emprisonnement, dont un avec sursis probatoire, assortis d’une mise à l’épreuve et de l’obligation de suivre un suivi psychologique.
Il a marqué une pause.
— Il lui est également interdit d’entrer en contact avec madame Claire Ashour pendant une durée de dix ans, et d’approcher son domicile ou son lieu de travail. Elle devra verser à la partie civile la somme de cinquante mille euros en réparation de son préjudice moral et des frais engagés.
Le marteau a frappé. L’audience était levée.
Le brouhaha a éclaté : les chuchotements, les exclamations, les griffonnements des journalistes.
Martine a vacillé. Deux gendarmes se sont approchés pour l’encadrer. Elle a tourné la tête vers Julien. Ses lèvres ont formé un mot que je n’ai pas besoin d’entendre pour comprendre : « pardon ».
Julien n’a pas bougé.
Je ne me suis pas sentie victorieuse. Pas vraiment. Juste… soulagée que quelqu’un, quelque part, ait dit officiellement que ce que j’avais vécu n’était pas un caprice, ni un malentendu flottant. Qu’un tribunal ait reconnu que ce n’était pas « juste un malaise », mais un acte volontaire, dangereux, injustifiable.
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