Le soir de mon mariage, j’ai vu ma belle-mère empoisonner ma coupe… et j’ai échangé les verres

J’ai eu un mouvement de recul instinctif.

— Je sais, dit Lucas en levant les mains. Ça peut paraître de mauvais goût. Mais lis le mot, s’il te plaît.

Il y avait un petit papier, plié en deux.

« Claire,

Ce symbole t’appartient. Ce n’est pas le souvenir de ce que j’ai voulu te faire, mais de ce que tu as eu le courage de faire pour toi-même.

Quoi que tu penses de moi, je suis soulagée que ce soit toi qui portes ce verre désormais, et pas moi.

M. »

Je n’ai pas eu besoin de plus pour comprendre. Martine. Elle avait demandé à Lucas de me donner ça, sans contact direct.

Julien, qui nous avait rejoints, a pris le pendentif entre ses doigts.

— Tu en penses quoi ? m’a-t-il demandé.

Je l’ai observé un moment, cette petite flûte en argent qui scintillait au soleil.

— Qu’il est temps de changer le sens de ce souvenir, ai-je fini par dire.

Je lui ai tendu la chaîne.

— Tu peux me le mettre ?

Il l’a accroché à mon cou. Le pendentif est venu se poser juste au creux de ma clavicule. Il était léger, presque frais contre ma peau.

Je ne le voyais pas, mais j’ai senti quelque chose en moi se déplacer. Comme si, enfin, l’histoire m’appartenait vraiment.


Quelques mois plus tard, je l’ai croisée.

Je ne l’attendais plus. La mesure d’éloignement avait pris fin. Elle aurait pu chercher à nous revoir officiellement. Elle ne l’avait pas fait. J’avais fini par penser que nos routes resteraient parallèles.

Ce jour-là, j’étais au supermarché, un mardi soir, avec Jeanne. Elle cherchait des gâteaux pour un goûter d’anniversaire, moi des tomates pour la salade.

Je me suis tournée dans le rayon des fruits et légumes… et je l’ai vue.

Martine, quinze ans plus tard. Plus de tailleur, plus de brushing impeccable. Un manteau beige, un jean, des chaussures confortables. Des rides au coin des yeux, des cheveux plus gris que blonds. Un sac de toile accroché à l’épaule.

Elle choisissait des pommes, concentrée. Puis elle a levé la tête, nos regards se sont croisés.

Jeanne a tiré sur ma manche.

— Maman, on peut prendre des fraises ?

— Oui, ai-je répondu mécaniquement.

Martine, elle, avait pâli. Elle a hésité, puis s’est avancée de quelques pas.

— Claire…, a-t-elle murmuré. Sa voix tremblait légèrement.

Je suis restée là, le filet de tomates à la main.

— Je sais que je n’ai pas le droit de te parler, ajouta-t-elle rapidement. Enfin… plus légalement, si. Mais moralement, je sais que je ne le mérite pas. Je voulais juste… te dire que je suis contente de te voir debout.

Elle a baissé les yeux vers Jeanne.

— C’est ta fille ? demanda-t-elle doucement.

Un mouvement protecteur m’a échappé. Je me suis interposée un peu.

— Oui, ai-je répondu. Mais elle n’a rien à voir avec tout ça.

— Bien sûr, dit Martine en hochant la tête. Elle est très jolie. Elle te ressemble.

Jeanne m’a regardée, intriguée.

— Maman, c’est qui ? a-t-elle chuchoté.

— Quelqu’un que je connaissais, ai-je répondu sans quitter Martine des yeux. D’il y a longtemps.

Un silence s’est installé entre nous. Le genre de silence où se pressent des milliers de choses qu’on ne dira jamais.

— Je ne te demande rien, reprit Martine. Ni pardon, ni contact, ni place dans ta vie. Je voulais juste te dire… que je sais. Je sais ce que j’ai fait. Je sais que j’ai failli détruire ton couple, ta santé, ta dignité. Je sais que c’est impardonnable.

Elle a respiré profondément.

— On dit parfois que la prison commence quand on sort, pas quand on entre, murmura-t-elle. Je confirme. On vit avec tout ce qu’on a fait, chaque jour. Je vis avec l’image de ce verre, de ton visage, de celui de mon fils. C’est ma peine à moi, maintenant.

Je ne savais pas quoi dire. J’ai regardé cette femme qui avait été au centre de tellement de choses dans ma vie, et je n’y ai plus vu le monstre de mes cauchemars. Juste une vieille femme triste, blessée par ses propres choix.

Jeanne tirait toujours sur mon manteau.

— On y va, maman ?

— Oui, ma chérie.

Je me suis tournée une dernière fois vers Martine.

— Je ne veux pas que tu rencontres mes enfants, ai-je dit calmement. Ni maintenant, ni plus tard. Je comprends ce que tu dis. Mais la confiance, c’est fini. Définitivement.

Elle a hoché la tête, une larme roulant sur sa joue.

— Je m’en doutais, répondit-elle. C’est normal. Je voulais juste que tu saches que… je te remercie.

J’ai froncé les sourcils.

— De quoi ?

— De ne pas avoir bu ce verre, a-t-elle dit. De t’être protégée. Si tu avais bu, et que tout s’était passé comme je l’avais imaginé… je crois que je serais morte de honte bien avant que la justice fasse quoi que ce soit.

Elle a esquissé un sourire triste.

— Grâce à ton geste, la vérité a fini par sortir. Julien a vu qui j’étais vraiment. Toi, tu es restée debout. Vous avez construit quelque chose de beau. C’est ce que je voulais pour lui, au fond. Je m’y suis juste prise de la pire manière qui soit.

Je n’ai pas répondu tout de suite. Puis les mots sont sortis presque tout seuls.

— Je te pardonne, ai-je dit.

Elle a relevé la tête, stupéfaite.

— Pas pour toi, ai-je ajouté. Pour moi. Parce que j’en ai assez de porter ta faute dans mon corps. Je te pardonne, mais ça ne change rien aux limites. Tu restes dehors. Ma vie, maintenant, c’est moi qui la choisis.

Elle a fermé les yeux, un instant.

— C’est déjà infiniment plus que ce que j’espérais, murmura-t-elle.

Je suis partie avec Jeanne, mon caddie et mes tomates. Au bout du rayon, ma fille m’a regardée.

— Tu trembles, maman.

— Ça va passer, ai-je répondu en souriant un peu. Tu sais quoi ? Ce soir, on fait des fraises à la crème.

Elle a crié « ouiiii » et est repartie en courant vers le rayon desserts. Et je me suis rendu compte que, pour la première fois depuis des années, le simple fait de penser à un verre de champagne ne m’oppressait plus.


Il y a encore des gens qui se souviennent, bien sûr.

De temps en temps, à une soirée, quelqu’un finit par demander :

— Dis donc, ce n’était pas toi, cette histoire de mariage avec la belle-mère et le… ?

Je souris. Je réponds : « Oui, c’était moi. » Et je change de sujet. Parce que cette histoire fait partie de moi, mais elle n’est plus toute ma définition.

Aujourd’hui, quand je regarde ma vie, je vois autre chose.

Je vois mes élèves, qui râlent quand je donne des dictées mais viennent me raconter leurs peines de cœur à la récré. Je vois Jeanne, qui parle déjà de faire des études loin, « pour voir autre chose ». Je vois Hugo, qui court derrière un ballon dans le jardin. Je vois Julien, qui lit sur le canapé, ses lunettes glissant sur son nez, le pendentif en forme de flûte de champagne brillant au creux de mon cou.

Parfois, les soirs d’été, on prend un verre dans le jardin, tous les deux.

Julien verse du champagne dans deux flûtes. Il me regarde avec un petit sourire.

— Tu sais, dit-il souvent, si quelqu’un avait dit à la Claire de vingt-cinq ans qu’un jour, elle porterait une flûte de champagne en pendentif, elle ne l’aurait pas cru.

— C’est sûr, je l’aurais envoyé promener, je réponds en riant.

Je lève mon verre, je regarde les bulles monter.

Je pense à la jeune femme terrifiée de ce soir-là, à la femme que je suis devenue, à la chaîne invisible qui relie les deux.

Je porte un toast. Pas à Martine. Pas à la vengeance. À autre chose.

À la capacité de dire « non », même quand tout le monde attend qu’on dise « oui ».
À la force tranquille de ceux qui survivent aux histoires qu’on a essayé d’écrire pour eux.
À la liberté, surtout.

Martine a essayé de empoisonner mon champagne.
Je l’ai transformé en victoire.

Et, chaque fois que j’entends le léger tintement de mon pendentif quand je marche, je me rappelle que, parfois, il suffit de déplacer un verre de quelques centimètres pour changer le reste de sa vie.

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