Le vacarme des machines et le silence d’une main : l’ultime garde de l’infirmière Martine

Le silence de mon appartement est différent de celui de la chambre 412. Ici, le silence est vide. Il ne précède rien, il ne suit rien.

Il est simplement là, lourd, stagnant, rythmé par le tic-tac d’une horloge comtoise que je n’avais jamais vraiment écoutée en quarante ans de carrière.

Cela fait huit jours que j’ai posé mon badge sur le bureau du directeur adjoint. Huit jours que je suis « suspendue à titre conservatoire », une formule administrative élégante pour dire qu’on m’a demandé de rester chez moi le temps de décider si je suis une incompétente ou une criminelle.

Sur mon frigo, le post-it jaune de Camille, l’étudiante, est toujours là. Il commence à se décoller un peu dans le coin supérieur droit.

Chaque matin, en faisant couler mon café — noir, sans sucre, une habitude de garde de nuit que je ne perdrai jamais —, j’appuie dessus pour le recoller. C’est mon ancre. La preuve tangible que je n’ai pas rêvé cette nuit-là. Que ma main sous le drap n’était pas un acte de démence sénile, mais un acte de soin.

La convocation est arrivée hier, par recommandé. Le facteur me l’a tendue avec un sourire gêné, comme s’il devinait que les lettres à en-tête de l’Hospitalier Métropolitain, quand on est à deux ans de la retraite, n’annoncent jamais de promotion.

« Conseil de Discipline. Mardi 14h00. Salle de réunion B. Ordre du jour : Examen du signalement n° 2024-89B. Manquement grave aux obligations de service et de sécurité. »

Je n’ai pas peur pour ma retraite. Qu’ils me la rognent. J’ai vécu avec peu toute ma vie ; je mourrai avec peu, cela ne change rien à l’affaire.

Ce qui me noue l’estomac, c’est l’idée de retourner là-bas. De franchir les portes coulissantes non pas en tant que soignante, celle qui sait, celle qui aide, mais en tant qu’accusée. En tant que « le problème ».

Mardi, 13h45. Le parking visiteurs est complet. J’ai dû me garer loin, près des bâtiments logistiques où l’on stocke l’oxygène et les déchets à risques infectieux. C’est une entrée que je connais peu. D’habitude, j’arrive par le sous-sol, côté vestiaires.

Je ne porte pas ma blouse. Je porte un tailleur bleu marine que j’avais acheté pour le mariage de ma nièce il y a cinq ans. Il me serre un peu à la taille. Je me sens déguisée. Sans mes poches remplies de stylos, de sparadraps et de ciseaux à bouts ronds, mes mains me semblent inutiles. Elles pendent le long de mon corps, maladroites.

Je traverse le hall principal. L’odeur me frappe immédiatement. Ce mélange indescriptible d’antiseptique citronné, de soupe tiède et d’angoisse humaine. C’est l’odeur de ma vie.

Je croise deux aides-soignantes du service de cardiologie. Elles s’arrêtent de parler en m’apercevant, baissent les yeux, et pressent le pas. Je suis devenue une pestiférée. La rumeur a dû enfler. Je ne suis plus seulement celle qui dormait ; je dois être celle qui a tué par négligence dans les conversations de machine à café.

Je monte au troisième étage, direction l’administration. C’est un monde à part. Ici, le sol n’est pas en lino facile à nettoyer, mais en moquette feutrée. Il n’y a pas de bips, pas de cris, juste le ronronnement discret des imprimantes laser et la fraîcheur de la climatisation.

La salle de réunion B est une pièce vitrée, transparente, conçue pour la « transparence managériale », je suppose. À l’intérieur, ils sont déjà installés. Une sorte de tribunal improvisé autour d’une table ovale en chêne clair.

Il y a le Directeur des Soins, un homme que j’ai connu infirmier il y a vingt ans avant qu’il ne choisisse la voie administrative et qu’il n’oublie la sensation d’un corps qu’on lave. Il y a une représentante des Ressources Humaines, une jeune femme aux lunettes strictes qui tapote frénétiquement sur un ordinateur portable.

Et il y a un représentant syndical, Marc, un brancardier avec qui j’ai fumé quelques cigarettes à l’époque où l’on avait encore le droit de fumer dehors. Il a l’air accablé.

Je m’assieds sur la chaise vide, face à eux. Au centre de la table, posée comme une pièce à conviction dans une série policière, la photo.

Cette maudite photo floue.

Le Directeur des Soins prend la parole. Sa voix est calme, posée, faussement bienveillante. C’est la voix qu’on utilise pour annoncer aux familles qu’il n’y a plus d’espoir, mais détournée ici pour annoncer la fin d’une carrière.

« Madame Delorme, merci d’être venue. Nous sommes ici pour statuer sur les événements de la nuit du 12 au 13. Vous connaissez les faits qui vous sont reprochés. Non-réponse à une alarme de détresse vitale. Position de repos incompatible avec la surveillance d’un patient instable. Mise en danger d’autrui. »

Il marque une pause, attendant que les mots s’impriment.

« Avez-vous quelque chose à déclarer avant que nous examinions votre dossier administratif ? »

Je regarde la photo. Je vois ce qu’ils voient : une vieille femme affaissée. Une image dégradante.

« Ce n’est pas une position de repos, » dis-je d’une voix qui tremble légèrement, à mon grand dam. « C’est une position d’écoute. »

La femme des RH soupire, un petit bruit sec qui claque dans le silence feutré.

« Madame Delorme, soyons sérieux. Les données du scope montrent que l’alarme a sonné pendant quatre minutes et trente secondes sans intervention technique. Pas de modification des débits d’oxygène, pas d’appel bip, pas de tentative de réanimation cardio-respiratoire. Quatre minutes trente. C’est une éternité. »

« Monsieur Boucher avait des directives anticipées, » répliqué-je. « Il ne voulait pas être réanimé. »

« Cela ne vous dispense pas de la surveillance, » coupe le Directeur. « Le protocole exige une présence active. Vérifier la perméabilité des voies aériennes. Rassurer verbalement. Si vous étiez éveillée, pourquoi n’avez-vous pas coupé l’alarme ? Pourquoi n’avez-vous pas tracé l’événement en temps réel ? »

« Parce que je lui tenais la main. »

Le Directeur retire ses lunettes et se frotte l’arête du nez. Il a l’air épuisé. Peut-être que lui aussi est victime du système, d’une autre manière. Il doit rendre des comptes à des tutelles, à des agences régionales, à des tableaux Excel qui ne tolèrent pas le rouge.

« Martine, » dit-il, utilisant mon prénom pour la première fois, ce qui est mauvais signe. « On ne peut pas justifier l’injustifiable par de l’émotionnel. Le visiteur qui a pris cette photo l’a aussi envoyée à l’Agence des Soins. Nous sommes sous le coup d’une enquête externe. L’hôpital risque gros. Si on reconnaît que vous étiez consciente et que vous avez délibérément ignoré les moniteurs pour… “tenir une main”, cela peut être requalifié en euthanasie passive ou en défaut de soins. Pour vous protéger, et pour protéger l’institution, la thèse de la fatigue excessive — de l’endormissement involontaire — est presque préférable. »

Je comprends soudain leur jeu. Ils veulent que j’avoue avoir dormi.

Si je dormais, c’est une faute professionnelle. Une erreur humaine. Je suis vieille, j’étais fatiguée, je suis coupable, on me licencie, dossier clos.

Si je dis que j’étais éveillée et que j’ai choisi d’ignorer la machine pour privilégier l’humain, c’est une remise en cause du protocole. C’est un acte de rébellion. C’est un précédent dangereux. Ils préfèrent une infirmière incompétente à une infirmière insoumise.

Marc, le syndicaliste, me fait un petit signe discret de la tête, m’incitant probablement à accepter la porte de sortie “fatigue”. Prends ta retraite anticipée, semble-t-il dire. Ne te bats pas contre la montagne.

Je m’apprête à parler, à leur donner ce qu’ils veulent pour pouvoir rentrer chez moi et oublier cet hôpital qui a perdu son âme, quand on frappe à la porte.

C’est un frappement timide, mais insistant.

La femme des RH fronce les sourcils. « Nous sommes en séance, c’est confidentiel. »

La porte s’entrouvre quand même. Une tête passe par l’ouverture. C’est Camille. Elle est pâle, vêtue de sa tenue de stage blanche trop grande pour elle, ses cheveux tirés en un chignon strict. Elle tient une chemise cartonnée contre sa poitrine comme un bouclier.

« Excusez-moi, » dit-elle, la voix chevrotante. « On m’a dit que c’était ici pour Madame Delorme. Je… J’ai été convoquée par la cadre sup pour témoigner sur la nuit du 12. »

Le Directeur soupire. « Mademoiselle, votre témoignage est dans le dossier. Vous avez déclaré ne pas avoir vu Madame Delorme au poste de soins entre 2h00 et 3h00. C’est noté. »

« Non, » dit Camille, et elle fait un pas dans la pièce. C’est incroyable de voir à quel point elle tremble, et pourtant, elle avance. « Ce n’est pas tout. J’ai… j’ai fait un rapport complémentaire. Je l’ai déposé ce matin au secrétariat, mais j’avais peur qu’il ne descende pas assez vite. »

Elle s’approche de la table et pose la chemise cartonnée près de la photo accusatrice.

« Qu’est-ce que c’est ? » demande la femme des RH.

« C’est le relevé de la console centrale, » explique Camille, prenant de l’assurance. « J’ai demandé à l’informaticien du service biomédical de m’aider à extraire les logs détaillés de la chambre 412. »

Elle ouvre le dossier. Il y a des graphiques, des courbes illisibles pour le commun des mortels, mais très claires pour nous.

« Regardez ici, » dit-elle en pointant une ligne. « À 2h17, l’alarme de tachycardie se déclenche. Mais regardez la courbe de fréquence cardiaque juste après, à 2h18 et 30 secondes. Elle ne monte pas en flèche comme lors d’une panique. Elle redescend. Elle se stabilise. Et ici, la courbe de la fréquence respiratoire. Elle se synchronise. »

Elle lève les yeux vers le Directeur, puis vers moi. Ses yeux brillent.

« Monsieur Boucher était en panique, » continue-t-elle. « Physiologiquement, ses courbes auraient dû exploser jusqu’à l’arrêt cardiaque. Mais elles se sont apaisées. Il y a eu un effet calmant immédiat et mesurable. La machine a enregistré l’apaisement du patient. »

Elle se tourne vers la photo floue.

« Cette photo ne montre pas une infirmière qui dort. Elle montre un soin. Un soin qui a fonctionné. Si Martine dormait, Monsieur Boucher serait mort en hyperventilation, terrifié. Les données prouvent qu’il s’est calmé avant de mourir. Et il n’y a aucun médicament tracé à cette heure-là qui puisse expliquer cela. La seule variable, c’était Martine. »

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