Le vacarme des machines et le silence d’une main : l’ultime garde de l’infirmière Martine

Le silence retombe dans la salle. Mais ce n’est plus le même silence. Ce n’est plus le silence administratif et froid. C’est un silence dense, réflexif.

Le Directeur prend le papier, ajuste ses lunettes et scrute les graphiques. Il connaît la physiologie. Il ne peut pas nier ce qu’il voit. Une baisse de la fréquence cardiaque sans bêta-bloquants, en phase terminale, c’est rare. C’est le signe d’un lâcher-prise.

Camille se tourne vers moi. « Et j’ai ajouté mon témoignage personnel, » dit-elle doucement. « J’ai écrit ce que j’ai vu sous le drap. La main. Et le gant retiré. »

La responsable des RH intervient sèchement : « Le retrait du gant est une faute d’hygiène majeure. Risque de contamination biologique. »

Alors, je me lève. Doucement. Mes genoux craquent un peu, mais je me tiens droite. Je ne suis plus en tailleur mal ajusté. Dans ma tête, je suis en blouse.

« Madame, » dis-je en la regardant droit dans les yeux. « J’ai commencé ce métier quand le SIDA tuait des jeunes hommes par milliers et qu’on déposait leurs plateaux repas devant la porte par peur de les toucher. J’ai tenu des mains de sidéens sans gants parce qu’ils avaient besoin de sentir de la peau, pas du latex. Monsieur Boucher n’avait pas de maladie infectieuse. Il avait une maladie de solitude. »

Je me tourne vers le Directeur.

« Vous pouvez me virer. Vous pouvez me blâmer pour l’image de l’hôpital. Mais ne dites pas à cette étudiante » — je désigne Camille — « que ce qu’elle a vu n’est pas de la médecine. Parce que si vous faites ça, vous tuez la vocation de la seule personne dans cette pièce qui a compris ce qui s’est réellement passé cette nuit-là. »

Le Directeur regarde Camille, qui tient bon, le menton levé, fière et terrifiée à la fois. Il regarde les courbes imprimées. Il regarde la photo.

Il soupire longuement, repoussant le dossier.

« Nous ne pouvons pas ignorer la plainte, » dit-il, mais sa voix a changé. Elle est moins officielle, plus humaine. « L’ARS demande une réponse. La photo est publique. »

Il croise ses mains.

« Cependant… au vu des éléments contextuels apportés par Mademoiselle Camille, et au vu de votre dossier de carrière exemplaire jusqu’à ce jour… je vais requalifier l’incident. »

La femme des RH ouvre la bouche pour protester, mais il la coupe d’un geste.

« Nous n’allons pas parler de négligence, ni de sommeil. Nous allons parler d’une… prise en charge palliative non conventionnelle en situation d’urgence émotionnelle. » Il me regarde. « C’est du jargon pour dire que vous avez fait votre travail, mais que vous l’avez fait en dehors des clous. »

Il se penche en avant.

« Martine, je ne peux pas vous garder dans le service. La tension est trop forte, la famille du voisin est virulente. Mais je ne vous passerai pas en conseil de discipline pour faute lourde. Nous allons procéder à une mise à la retraite d’office pour invalidité ou usure professionnelle, avec maintien de vos droits. Vous partirez la tête haute, administrativement parlant. Mais vous partez maintenant. »

C’était une sentence, et c’était une grâce.

Je hoche la tête. « Ça me va. Je suis fatiguée de toute façon. Pas fatiguée de soigner, Monsieur le Directeur. Fatiguée de devoir justifier pourquoi je soigne. »

La réunion s’est terminée rapidement après cela. Des signatures, des papiers imprimés en trois exemplaires. La bureaucratie reprenait ses droits, mais elle avait perdu un peu de sa morsure.

En sortant de la salle, Camille m’attendait dans le couloir. Elle n’avait pas osé rester pour la délibération.

« Vous n’étiez pas obligée de faire ça, » lui dis-je. « Vous avez pris un risque pour votre validation de stage. »

Elle hausse les épaules, un geste léger qui porte tout l’avenir du monde. « Vous m’avez dit qu’on soignait des personnes, pas des écrans. J’ai juste appliqué la leçon. »

Je fouille dans mon sac à main. J’en sors mon stylo quatre couleurs, celui que j’ai depuis dix ans, dont j’ai changé les cartouches cent fois. Le corps est un peu usé, le plastique est poli par mes doigts. C’est un bon stylo. Il ne fuit jamais.

« Tiens, » dis-je en le lui tendant. « Prends-le. Il connaît le chemin. »

Elle le prend comme on accepte une relique sacrée. « Merci, Martine. »

« Et Camille ? »

« Oui ? »

« Quand tu seras diplômée… n’oublie jamais tes gants pour les soins techniques. Mais n’oublie jamais de les enlever quand il ne reste plus que la peur à soigner. »

Je me suis retournée et j’ai marché vers l’ascenseur.

Je suis sortie de l’hôpital par la grande porte cette fois. Le soleil de l’après-midi était aveuglant. Les bruits de la ville m’ont assaillie — klaxons, sirènes, conversations.

Je suis montée dans ma voiture. J’ai regardé mes mains sur le volant. Elles étaient nues. Libres.

Je ne suis plus infirmière. C’est écrit sur un papier signé et tamponné. Mais ce soir, quelque part, dans une chambre numérotée, un cœur s’arrêtera de battre.

Et j’espère, j’espère de toutes mes forces, qu’il y aura une Camille assise dans l’ombre, défiant les protocoles et les caméras de surveillance, pour offrir ce que la médecine ne saura jamais coder : une présence.

J’ai démarré le moteur. À la radio, ils parlaient de la réforme du système de santé, de budgets et d’efficience. J’ai souri, et j’ai éteint le poste. J’ai choisi le silence.

Scroll to Top