J’avais du mal à respirer quand j’ai reposé le cahier.
— Karim ? a murmuré Rachid.
— On va sauver son fils, ai-je répondu. C’est tout ce qu’on peut faire.
L’hôpital a été un tourbillon.
Léo dans un petit lit, trop grand pour lui. Des perfusions, des blouses blanches, des questions.
Une assistante sociale est arrivée, dossier sous le bras.
La cinquantaine, les traits tirés, des cernes de quelqu’un qui a vu trop de drames.
— Monsieur Benali, j’ai besoin de quelques informations, a-t-elle dit. Vous n’êtes pas de la famille, c’est bien ça ?
— Non, je l’ai trouvé. Avec mon équipe. Lisez la lettre de sa mère.
— Je l’ai lue. Mais vous savez, il y a des procédures. Léo a de la famille du côté de son père.
— La mère insiste pour qu’il n’y aille pas.
— Je comprends. Mais sans décision de justice, je ne peux pas l’ignorer.
Léo me fixait, agrippé à ma main comme à une bouée.
Quand une infirmière a essayé de l’emmener pour des examens sans moi, il s’est mis à hurler.
— Non ! Non ! Karim, reste ! Maman a dit que les anges restaient ! Les anges ne partent pas !
Toute la salle d’attente s’est figée.
L’assistante sociale a soupiré.
— On ne veut pas lui faire de mal, a-t-elle dit doucement. Mais il faut des examens.
— Alors je viens avec, ai-je répondu.
Elle a hésité, puis a hoché la tête.
Les heures suivantes ont été floues.
On a répété notre histoire à la police, au médecin, à l’assistante sociale.
Quelqu’un, je ne sais pas qui, a parlé à un journaliste local.
Le lendemain, il y avait une petite équipe de télévision à la sortie de l’hôpital.
— Monsieur, vous êtes l’éboueur qui a trouvé le petit garçon ? Est-ce que vous pouvez nous dire ce qui s’est passé ?
J’ai pensé à Claire dans ce sous-sol, au cahier serré contre elle, à ses phrases tremblées.
J’ai pensé à Léo qui demandait si les anges partaient.
Alors j’ai parlé.
— Ce petit, ai-je dit, sa maman l’a laissé là parce qu’elle croyait que des gens bien viendraient. Elle nous a observés pendant des semaines. Elle a décidé que nous, les éboueurs, on était assez bons pour lui. Elle a supplié qu’on le protège de la violence qu’elle a subie.
Le micro tremblait un peu entre les mains de la journaliste.
— Vous revendiquez la garde de l’enfant ?
— Je ne revendique rien. Mais je dis une chose : cette femme a fait un choix impossible. Elle a cru en nous. Alors on ne le laissera pas partir sans se battre pour lui.
L’histoire a circulé plus vite qu’un camion dans une ruelle étroite.
Les journaux locaux, puis nationaux, en ont parlé.
Sur Internet, tout le monde commentait : « le petit garçon de l’immeuble abandonné », « la lettre de la mère », « les éboueurs anges gardiens ».
Très vite, la famille du père est sortie de l’ombre.
Un grand-père, Monsieur Dumont, a parlé dans une autre émission.
— Léo est mon petit-fils, a-t-il déclaré. Nous avons des droits. La famille passe avant tout.
Il n’a pas parlé des plaintes pour violences déposées contre son fils, ni des nuits où les voisins avaient appelé la police quand les cris montaient de l’appartement de Claire.
Mais les journalistes, eux, ont fini par retrouver des traces dans les archives des tribunaux.
Deux jours plus tard, j’ai reçu un appel.
— Monsieur Benali ? Ici Maître Julie Martinez. Je suis avocate au barreau de Lyon.
— Oui ?
— Vous ne vous souvenez sûrement pas de moi, mais il y a dix ans, vous et vos collègues m’avez aidée. Mon ex-compagnon m’attendait en bas de chez moi, vous avez fait barrage avec votre camion, vous avez prévenu la police, vous êtes restés jusqu’à ce qu’ils l’embarquent.
Je fouillais dans ma mémoire. Un soir de pluie, une jeune femme tremblante, un type qui hurlait en bas de l’immeuble, notre camion posé là comme un mur.
Oui, je m’en souvenais.
— Je voudrais vous rendre la pareille, a poursuivi Maître Martinez. Je peux vous représenter devant le juge des enfants. Pro bono.
— Vous pensez qu’on a une chance ?
— Ce n’est pas une histoire simple. Mais une chose est claire : la mère a choisi. Et la loi, parfois, écoute les mères.
Deux semaines plus tard, on se retrouvait au tribunal pour enfants.
Léo avait été placé en urgence… chez moi.
Ma petite maison en bout d’impasse, avec son jardin un peu mal entretenu, était soudain devenue un terrain de jeux.
Une chambre d’amis s’était transformée en chambre d’enfant, avec un lit à barreaux récupéré chez une voisine, des draps à motifs de voitures, un ours en peluche offert par Gilles.
Léo dormait mal, se réveillait en criant, demandait où était sa maman.
Parfois, je le surprenais en train d’enrouler ma ceinture autour de sa cheville, pour « faire comme le foulard ».
— Maman a dit de rester, répétait-il. Si je reste, elle reviendra peut-être.
Je m’asseyais au bord de son lit.
— Ta maman est partie très loin, Léo. Là où les docteurs ne peuvent plus aller.
— Pourquoi ils ne l’ont pas sauvée ?
— Parfois, même quand on essaie très fort, on n’y arrive pas. Mais elle a fait tout ce qu’elle a pu pour toi.
— Tu vas me sauver, toi ?
— On va essayer, tous ensemble. Moi, les gars, les docteurs, tout le monde.
Le jour de l’audience, la salle était pleine.
D’un côté, Monsieur Dumont, cravate serrée, regard dur, entouré d’un avocat bien habillé.
De l’autre, moi, dans ma chemise repassée pour l’occasion, Maître Martinez à mes côtés, et une rangée de gilets orange assis derrière nous : Manu, Rachid, Gilles, et une dizaine d’autres collègues.
Le juge, une femme aux cheveux gris attachés en chignon, a ouvert le dossier.
— Nous sommes ici pour décider de l’avenir de l’enfant Léo Moreau, a-t-elle dit calmement.
L’avocat de Monsieur Dumont a pris la parole en premier.
— Mon client est le grand-père biologique de l’enfant. La famille a toujours la priorité, Madame la juge. Monsieur Benali, aussi respectable soit-il, n’est qu’un étranger. Il travaille de nuit, il n’a pas de formation d’éducateur, il fréquente… comment dire… un milieu peu adapté à un enfant.
Je n’ai rien dit.
Maître Martinez, elle, a souri doucement.
— Madame la juge, a-t-elle répondu, permettez-moi de rappeler quelques faits.
Elle a déroulé l’histoire : les condamnations pour violences du père de Léo. Les interventions de la police au domicile de Claire.
Puis elle a sorti le cahier.
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