— Ceci est la lettre que Claire Moreau a écrite avant de mourir. Une lettre longue, structurée, cohérente. Elle y décrit sa maladie, ses démarches, sa peur de voir son fils retourner dans un milieu violent. Elle y parle aussi longuement de ces hommes en gilet orange qu’elle observait depuis sa fenêtre.
Le juge a parcouru quelques lignes, silencieuse.
— Nous avons également une vidéo, a ajouté Maître Martinez.
C’était une image granuleuse, issue de la caméra de surveillance d’un petit commerce en face du dépôt.
On y voyait Claire, maigre, appuyée contre la rambarde de son balcon, enveloppée dans un manteau trop grand.
En bas, notre camion s’arrêtait.
On nous voyait descendre, déposer des sacs de nourriture à l’entrée d’une association, plaisanter avec un vieil homme à sa fenêtre, ramasser un sac tombé d’une poussette.
La vidéo durait plus de trois heures.
Pendant ces trois heures, Claire ne quittait pas le balcon. On la voyait pleurer, essuyer ses larmes, regarder encore, comme si elle essayait de deviner qui nous étions vraiment.
La salle était silencieuse quand la vidéo s’est arrêtée.
Madame la juge a posé ses lunettes sur la table.
— Ce tribunal a vu beaucoup de dossiers difficiles, a-t-elle dit. Mais c’est la première fois que je vois une mère, au seuil de la mort, « recruter » sans le savoir des candidats à la parentalité en les observant par sa fenêtre.
Elle s’est tournée vers moi.
— Monsieur Benali, vous avez 60 ans, vous travaillez tôt le matin, vous n’avez pas de diplôme en travail social.
— C’est vrai, Madame la juge.
— Pourquoi voulez-vous garder cet enfant ?
J’ai regardé Léo. Il serrait son ours en peluche, les pieds qui ne touchaient pas encore le sol.
— Parce que sa mère nous a fait confiance, ai-je répondu. Parce qu’elle a cru qu’on était assez bons pour lui. Parce qu’on est peut-être des gars ordinaires, mais qu’on sait ce que c’est que de se lever tous les jours pour quelqu’un d’autre.
J’ai pris une grande inspiration.
— Et parce qu’il m’a déjà choisi, lui aussi. Il n’a pas lâché ma main depuis le jour où on l’a trouvé.
Des témoins se sont succédé.
Une vieille dame du quartier, à qui on avait changé une ampoule et remonté les sacs de courses.
Un éducateur qui expliquait comment nos tournées avaient permis de repérer des gens à la rue.
Une salariée de la cantine scolaire qui racontait comment Léo parlait de « ses anges en gilet orange ».
Puis le médecin de Claire est venu.
— Claire Moreau n’était pas folle, a-t-il dit. Elle était épuisée, malade, mais extraordinairement lucide dès qu’il s’agissait de son fils. Elle a lutté jusqu’au bout. Quand elle a compris qu’elle allait mourir, elle s’est inquiétée de ce qui arriverait à Léo. Elle avait peur. Elle ne croyait plus que le système la protégerait. Alors elle a cherché des gens en qui elle pouvait croire.
Monsieur Dumont s’est levé, rouge de colère.
— C’est mon sang ! a-t-il crié. Vous ne pouvez pas me le voler !
Le juge lui a lancé un regard sévère.
— Monsieur Dumont, asseyez-vous. Le sang ne suffit pas.
Elle a pris un long moment avant de prononcer sa décision.
— Léo a besoin de stabilité, de douceur et de sécurité, a-t-elle dit. Sa mère, dans son ultime geste, a désigné des personnes en qui elle avait foi. Ce n’est pas rien.
Elle a tourné les pages du dossier, puis m’a regardé.
— Je confie donc la garde de Léo Moreau à Monsieur Karim Benali, avec un accompagnement des services de l’aide sociale à l’enfance et le soutien de son réseau. La famille paternelle ne pourra voir l’enfant qu’à la demande de Léo, accompagné, et seulement s’il le souhaite plus tard.
Je n’ai pas tout de suite compris.
C’est Léo qui a réagi en premier.
— Ça veut dire… je peux rester avec toi ? a-t-il murmuré.
— Oui, petit, ai-je réussi à articuler. Tu peux rester.
Ça fait un an maintenant.
Léo fait encore des cauchemars. Moins souvent.
Il sursaute toujours quand il entend un bruit de chaînes à la télévision, ou quand quelqu’un ferme une porte trop vite.
Mais il parle de sa maman avec un petit sourire, pas seulement avec des larmes.
Tous les dimanches, on va au cimetière.
On dépose des fleurs sur la tombe de Claire.
— Maman, raconte-t-il, Karim m’a appris à faire du vélo sans les petites roues.
Une autre fois :
— Maman, j’ai eu un A en dictée. Le maître a dit que j’étais très courageux.
Ou encore :
— Tu sais, Maman, les anges avec les camions s’occupent bien de moi.
Au dépôt, Léo a une famille élargie.
Une vingtaine d’oncles en gilet orange qui lui apprennent à réparer un vieux vélo, à planter des tomates au fond du terrain, à jouer aux cartes sans tricher.
Il a même son petit gilet à lui, trop grand, avec son prénom écrit au feutre dans le dos.
Ça le fait rire.
— Quand je serai grand, je conduirai le gros camion, dit-il.
— On verra, répond Manu. D’abord, tu finis l’école.
Un jour, l’école m’a appelé.
— Monsieur Benali, a dit la maîtresse, Léo a fait un dessin pour le thème « Ma famille ».
— Oui ?
— Il s’est dessiné au milieu, avec vous à côté, et une dame au dessus avec une robe blanche et des étoiles. Autour, il y avait plein de messieurs en gilet orange et un gros camion. Je voulais juste être sûre de bien comprendre avant de dire quoi que ce soit.
Je suis venu avec quelques coupures de presse, l’histoire résumée.
La maîtresse a hoché la tête.
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