« Où est votre mère ? » a demandé Michel, doucement.
Le garçon a baissé les yeux.
« Partie avec lui. Elle a dit qu’on coûtait trop cher. Que de toute façon, on gâchait sa vie. Elle a mis nos affaires ici. Elle a dit qu’on n’avait qu’à se débrouiller. Ça fait… » Il a compté sur ses doigts. « Onze jours. »
Onze jours.
Trois enfants. Dans un vieux car, en plein hiver, à quelques mètres d’un hypermarché chauffé, plein de nourriture. Parce que chez eux, c’était pire que le froid.
« Comment tu t’appelles ? » ai-je demandé.
« Julien. Elle, c’est Clara. Le bébé, c’est Zoé. »
À ce moment-là, j’ai pris ma décision.
Une décision qui pourrait nous attirer des ennuis. Mais à mon âge, il y a des choses qui n’ont plus d’importance.
« Julien, on va vous emmener dans un endroit chaud. Pas la police. Pas un foyer. D’abord, un endroit où tu peux dormir sans avoir peur. Après, on réfléchit. D’accord ? »
Il a regardé sa sœur, puis le bébé, puis les brûlures.
« Vous promettez ? Vous ne nous ramènerez pas chez lui ? »
« Je te le promets. »
On a bougé vite.
Sarah a glissé le bébé contre elle, sous sa grosse parka, pour la réchauffer avec sa propre chaleur. Michel a porté Clara. Elle ne voulait pas qu’on la touche, puis s’est accrochée à son cou comme si sa vie en dépendait.
Julien a refusé de lâcher ma main. Et le couteau.
Notre dépôt était à une quinzaine de kilomètres, dans une ancienne usine qu’on avait retapée en foyer pour chauffeurs de passage et pour les maraudes de notre petite association de routiers solidaires.
On y avait une cuisine, des douches, des lits superposés. Et surtout, du chauffage. Et une certaine discrétion.
Quand on est arrivés, la nouvelle avait déjà circulé.
Une trentaine d’autres routiers étaient là. Et surtout, leurs compagnes.
Nadia, la femme de Michel, était infirmière comme Sarah. Louise, assistante sociale à la retraite, avait débarqué en jogging, les cheveux encore humides. D’autres avaient ramené des sacs de vêtements pour enfants, des jouets qu’on gardait pour nos collectes, des casseroles de soupe qui fumaient encore.
Zoé est partie directement dans les bras de Nadia, qui a installé un matelas près du radiateur, couvert de serviettes de bain.
Clara s’est réfugiée dans un coin au début, le regard dur, méfiant. Puis Louise lui a donné un vieux ours en peluche trouvé dans un carton. Elle l’a serré si fort que ses petits doigts en ont blanchi.
« Combien ? » a demandé Nadia en examinant ses bras.
On a compté.
Soixante-trois brûlures visibles. Et probablement d’autres, là où on n’osait pas encore regarder.
Zoé, elle, commençait à reprendre des couleurs. Son corps arrêtait de trembler. Mais elle était épuisée.
Julien ne me lâchait pas.
« Tu peux poser le couteau, tu sais, » lui ai-je dit doucement. « Ici, personne ne te fera de mal. »
« Je n’ai pas réussi à l’arrêter, » a-t-il murmuré. « À chaque fois que je me mettais devant Clara, il me poussait et il la brûlait quand même. Il disait que c’était de ma faute, que je ne savais pas la tenir tranquille. »
Ce gamin portait une culpabilité qui n’était pas la sienne.
« Tu les as sortis de là, Julien. Tu les as gardées en vie onze jours, avec presque rien. Tu as fait ce que même des adultes n’auraient pas su faire. Tu les as sauvées. »
C’est à ce moment-là qu’il s’est effondré.
Les larmes qu’il retenait depuis des jours sont sorties d’un coup. Il a pleuré sans bruit, le visage contre ma poitrine, les épaules secouées.
Je l’ai laissé pleurer.
À l’aube, Lucie est arrivée.
Lucie, c’est la femme de Tarek. Avocate en droit de la famille. Elle a l’habitude de défendre des parents séparés, des grands-parents qu’on tient à l’écart, des enfants qu’on écoute trop tard.
« On ne peut pas les garder cachés éternellement, » a-t-elle dit en enfilant ses lunettes. « Il va falloir parler au juge pour enfants. Mais d’abord, j’ai besoin de savoir : vous avez encore de la famille ? »
Julien a reniflé.
« Une mamie. La mère de maman. Mais maman a dit qu’elle était morte. »
« Et quand est-ce qu’elle a dit ça ? »
« Après que Mamie a appelé la police… à cause des brûlures. Il est sorti le lendemain et il a dit que Mamie était “morte pour nous”. Que si on la revoyait, ce serait pire. »
Lucie m’a lancé un regard.
« Tu connais le prénom de ta mamie ? »
« Hélène Martin. Elle a une maison jaune, avec des poules. Dans un village… je crois que ça s’appelle Saint-Romain. »
À six heures du matin, Lucie était déjà au téléphone.
Elle a appelé des collègues, des juges de permanence, une amie qui travaillait encore dans la protection de l’enfance. On aurait dit une cheffe d’orchestre au milieu d’un chaos silencieux.
Pendant ce temps, Sarah vérifiait les constantes de Zoé. Clara, peu à peu, acceptait qu’on mette de la crème sur ses brûlures. Chaque fois qu’on approchait, elle demandait :
« Ça va faire mal ? »
Et chaque fois, Louise répondait :
« Non, ma chérie. Ça va aider à guérir. Ici, personne ne te fait mal. »
Vers huit heures, Lucie est revenue vers nous avec un dossier déjà épais.
« Hélène existe bien, » a-t-elle dit. « Elle vit à quarante kilomètres d’ici. Elle cherche ses petits-enfants depuis deux semaines. Elle a appelé la police, les services sociaux, tout ce qu’elle pouvait. On lui a expliqué qu’elle n’avait pas de droits sans décision de justice. »
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